30 décembre 2017

Chrono-Critique : I Am Not a Witch - Rungano Nyoni


Un beau film, qui révèle le talent d’une cinéaste inconnue en même temps qu’il fait surgir un nouveau pays sur la carte du cinéma, l’événement est aussi rare qu’émouvant. Premier long-métrage de Rungano Nyoni, réalisatrice zambienne résidant au Portugal après avoir passé une bonne partie de sa jeunesse au Pays de Galles, I Am Not a Witch fut pour cette raison même une des belles sensations de la dernière Quinzaine des réalisateurs, à Cannes. Auteure d’une série de courts-métrages qui lui ont valu de nombreux de prix, passée par la Cinéfondation, la jeune femme, 35 ans, est aussi comédienne. Elle dit avoir appris le cinéma en autodidacte, et la singulière liberté de son film en témoigne.

I Am Not a Witch est une histoire de sorcières dans la Zambie d’aujourd’hui. Une tentative très réussie, mise en scène avec beaucoup de grâce, de poésie, d’inscrire une forme de conte dans la réalité d’une Afrique contemporaine, mondialisée, pleinement en prise avec la modernité. Le film s’ouvre sur un groupe de Blancs en safari-photo, qui s’arrête devant un zoo humain où sont parquées des femmes vêtues d’un uniforme bleu. Les touristes interrogent leur guide sur le statut de ces personnes, leur dangerosité supposée. Ils prennent des photos et puis s’en vont. De l’autre côté de la grille, les femmes restent silencieuses. Ce sont des sorcières.


Présence magnétique

Qu’est-ce qu’une sorcière ? La suite du film va le montrer en s’attachant à la petite Shula, fillette de 9 ans dont le regard immense, l’expression sidérée, la présence intense, vont littéralement magnétiser le film. Shula est là. Seule, sans attaches. Pas de parents, pas de famille. Possiblement en état de choc. Cette enfant sauvage qui n’a pas de place dans l’ordre social, à qui les villageois ont tôt fait d’attribuer des pouvoirs maléfiques, se voit confiée à un édile mielleux, le responsable de la « gestion » des sorcières.

Une cérémonie est organisée. Shula a le choix entre s’enfuir dans la brousse et devenir une « chèvre », ou embrasser l’état de sorcière, l’uniforme qui va avec et le long ruban blanc qui le relie à une bobine de fil géante, en signe de sa servitude. Posé en ces termes, le choix n’en est pas vraiment un. Une vie parmi les humains, même en laisse, paraît préférable à une vie de chèvre. Shula choisit d’intégrer la communauté des femmes en bleu.


Officiellement sorcière, la petite fille est vite appelée, au nom des pouvoirs occultes qu’on lui prête, à rendre la justice. Vêtue d’une splendide parure, posée sur une estrade, la voilà sommée de désigner, parmi la dizaine de suspects rassemblés devant elle, le coupable d’un vol de téléphone. Shula cherche. Rien ne vient. Elle demande un téléphone et appelle ses amies les vieilles sorcières. Tandis que les hommes attendent son verdict, elle écoute ce qu’on lui hurle à l’oreille : « C’est le plus noir ! », « Celui qui regarde ses pieds ! », « Non ! c’est celui qui regarde en l’air ! »… Investie dans son rôle avec ce sérieux absolu que peuvent avoir les enfants quand ils jouent, elle finit par en choisir un, qui va bien sûr hurler son innocence.

Un mélange de solennité et de comique colore ainsi tout le film, à des dosages variables. Le pari était risqué, mais il est réussi, et la magie tient à cet équilibre subtil. Méditation sur la servitude volontaire et sur la liberté, évocation de la condition des femmes dans les sociétés patriarcales africaines, telle qu’elle participe d’un système plus vaste de domination et de corruption à tous les étages, I Am Not a Witch conjugue les registres allégorique et fantasmagorique d’une peinture réaliste de la société zambienne, et évite ainsi les écueils du film à sujet, du pathos, de la dénonciation programmatique…


Dans cette aventure absurde qui la conduit jusque sur un plateau de télévision où son tuteur vient vanter, pour mieux les vendre, les propriétés surnaturelles des œufs qu’elle aurait touchés, Shula tente de comprendre les règles du jeu, de voir comment elle pourrait en tirer son épingle. Elle joue sa partie, en somme, jusqu’à ce que sa condition d’animal en cage lui saute à la figure.

Saisissant avec amour les vagues d’effroi, de sidération, de joie, de désespoir, qui glissent sur ses yeux, la caméra la filme avec une tendresse infinie. C’est ainsi, par cette émotion brute jaillissant sur l’écran, que le film touche juste. Le scandale de la condition de ces femmes arrachées au monde, stigmatisées à vie, mises au service d’un pouvoir grotesque, le scandale de l’enfance bafouée, qu’incarne tout à la fois Shula, s’impriment sur son beau visage comme ce tatouage qu’on lui fait sur le front au début du film. La puissance de la fable est à la mesure de cette absolue simplicité.

28 décembre 2017

Bright - David Ayer


Quand Netflix craque plus de 90 millions de dollars pour permettre au réalisateur de Suicide Squad de filmer un buddy movie sous acides avec des orcs, des elfes et des gangstas, on se dit qu’on tient peut-être une véritable curiosité. Alors que nous faisons simplement face à une nouvelle preuve que faire du cinéma en prenant trop de cocaïne n’est que rarement productif.

UN LUTIN SACHANT LUTINER

S’il est entendu que David Ayer a toujours eu la finesse d’un coup de boule, le réalisateur de Fury ou End of Watch a ponctuellement fait montre d’une certaine maestria visuelle certaine ainsi que d’une approche revigorante des espaces urbains. Le coupable de Suicide Squad était donc un choix pertinent pour mettre en image Bright, concept foutraque mêlant film d’action urbain en mode gangsta et heroïc fantasy enfantine.

Sauf que non content de devoir se dépatouiller avec un point de départ relativement bancal,le cinéaste est rapidement handicapé par le scénario de Max Landis, dont la pauvreté saute aux yeux. Non seulement le décalage consistant à faire des Orcs des proto-gangsters latino et des elfes des aristos-traders est grossier, mais la structure du film paraît constamment s’écrouler sous son propre poids.


David Ayer : si j'en entends encore un dire que j'suis pas un bon réal, j'lui envoie Terry Crews dans sa gueule, OK ?!

Porté par des enjeux tous pétés (nos héros essaient de sauver une elfette et de protéger une baguette magique sur laquelle tout le monde veut mettre la main), l’ensemble ne se renouvelle jamais et n’a qu’à offrir une enfilade de fusillades nocturnes toutes atrocement filmées. Et c’est là que le bât blesse. Qu’on apprécie ou non le travail de David Ayer, Bright n’est pas à la hauteur de la maîtrise technique du réalisateur.

"Je suis daltonien, ou notre chef op nous en veut ?"

MOTHERFORCKER

On pouvait au moins espérer poser les yeux sur quelques trouvailles plastiques accrocheuses, apprécier un peu de pyrotechnie et un festival de plomb fondu décomplexé. Sauf qu’en l’état, Ayer se contente de pousser à fond les potards de son étalonnage afin de masquer l’absolue fadeur de son découpage et d’une photographie clairement improvisée en post-production.Ses gunfights sont mollassons, les chorégraphies inexistantes et la violence jamais correctement dosée, un peu comme si un producteur déviant s’était amusé à glisser des séquences de zoophilie nécrophile dans un épisode de Noël de Babar.

"Mais qu'est-ce qu'on fout là, mec ?!"

Le résultat est souvent d’un mauvais goût atroce, et surtout, d’une incohérence totale. Dur de ne pas se rayer le cristallin, entre Will Smith, qui n’a pas à beaucoup forcer pour jouer la débilité légère, Joel Edgerton qui a tout l’air d’avoir perdu un pari et Noomi Rapace qui prouve que si sa carrière touche à sa fin, tout n’est pas perdu pour les défenseurs du look d’émo-punk-virgino-syphillitique. À force de nous servir tièdes ses clichés thématiques, sociétaux et structurels, le film se transforme en interminable clip dénué de propos ou d’ambition cinématographique, un embarrassant rêve de cosplayeur dyslexique en descente de MDMA.

EN BREF

Gentil bourrin surestimé, David Ayer prouve ici que Suicide Squad n'était pas une erreur de parcours.

21 décembre 2017

A Ghost Story - David Lowery


Remarqué grâce à ses Amants du Texas, David Lowery nous revient d’un passage chez Disney, après avoir réalisé l’adaptation live de Peter et Elliott le dragon, poussé par le désir de revenir à une certaine simplicité. Et si l’histoire de fantôme qu’il nous propose se pare d’un apparent minimalisme, c’est bien à une supernova émotionnelle qu’il nous convie.

LA MORT LUI VA SI BIEN

Fraîchement décédé, C. hante la maison où il a vécu avec M. Réduit à un ectoplasme de tissu invisible, il erre et attend. Qu’on le remarque. Que celle qu’il aimait réagisse à ses suppliques silencieuses. Que quelque chose advienne. En découvrant les premières images de A Ghost Story, on pouvait légitimement redouter une rêverie arty, nimbée dans les artéfacts du cinéma indépendant américain, qui n’aborde ses thématiques et son genre que du doigt, par et pour une pose fumeuse.

Et si au premier abord, la photographie de l’ensemble et son ascèse parfois radicales peuvent rebuter, le film a bien plus à proposer, et s’avère au contraire une exploration passionnante de la condition spectrale, et à travers elle, de notre humanité. Pourquoi un fantôme hante-t-il ? Quelles sont ses motivations et que provoque chez lui la lente érosion de la raison, de l’amour, voire de la mémoire ?


C’est à ces questions que David Lowery esquisse une réponse. Porté par un héros mué, dont il est allé jusqu’à supprimer le visage, et donc toute émotion immédiatement lisible, le metteur en scène n’a dès lors plus que sa mise en scène et son montage pour narrer, pour amener son mirage fantomatique jusqu’au cœur du spectateur. Et il relève ce défi délicat d’une main de maître. Il n’est pas une seule séquence du métrage qui ne déploie une parfaite composition de l’image, une trouvaille de mise en scène, où de formidables expérimentations rythmiques.

Le réalisateur pousse le perfectionnisme jusqu'à opter pour un format rarement employer, 1:37, qui confère à l'image un aspect carré, qui n'est pas sans évoquer les proportions de vieux photogrammes, aspect encore renforcé par la photo pastel légèrement désaturée. Au sein de microcosme esthétique faussement éthéré, chaque ligne de fuite, chaque écran dans l'écran (fenêtres, baies vitrées, résurgences géométriques) recompose le sens des séquences, altère notre rapport au réel, pour nous plonger petit à petit dans un poème visuel qui explore sans relâche le temps et l'espace.


DEAD AND ALIVE

Rarement la mélancolie, l’absolu du sentiment amoureux magnifié par le manque, la représentation de l’absence, avaient été représentés avec une si magnifique acuité. Le temps d’un plan à la longueur presque insoutenable, où Rooney Mara, assommée de chagrin se repaît mécaniquement d’une tarte sans voir la silhouette du spectre qui guette la moindre inflexion de son visage, Lowery montre qu’il manie brillamment la temporalité, afin de rendre chaque micro-mouvement de caméra, chaque tressaillement de ses comédiens, riches d’une quantité de nuances écrasantes.

Métaphysique car la beauté de ce récit intime et mystique est de nous proposer, au-delà de l’autopsie d’un amour corrodé par le temps et la fatalité, une formidable réflexion sur le temps. Lowery utilise du cadre comme d’une frise temporelle, et incarne génialement son évolution au fur et à mesure qu’avance la narration. On ne révélera pas les twists et retournements qui font de A Ghost Story un film aux frontières de la science-fiction, mais c’est avec sidération que son auteur développe sans crier gare une économie du sentiment, une théorie du deuil, de son sens et de la quête de la paix, dont la limpidité impressionne et provoque un véritable maelström émotionnel.


Quand David Lowery use de l'espace comme autant d'écrans subdivisant l'image

Au sein d’un dispositif qui leur laisse une grande latitude de création, Rooney Mara et Casey Affleck évoluent au rythme d’un pas de deux tantôt funèbre, tantôt désespéré, toujours mû par les palpitations erratiques de leurs cœurs meurtris, dont toutes les pulsations trouvent dans le spectateur un écho dévastateur. La grâce de leurs prestations doit beaucoup à la révérence avec laquelle le cinéaste les capture, mais également aux ruptures de ton qu’organise le montage souvent audacieux, et une bande-originale somptueuse.

Avec la joliesse d’un secret qui ne pourrait être divulgué par le verbe, A Ghost Story lève un voile éclatant sur ce qui, au cœur même de la perte, relève de la beauté, sur cette capacité étonnante de la lumière à briller plus fort quand elle est enclose dans les ténèbres.

EN BREF

Rêverie spectrale et puissamment incarnée, A Ghost Story bat dans chacun de ses plans d'une myriade de trouvailles et d'idées à la poésie viscérale et lumineuse.

14 décembre 2017

Dark - Baran bo Odar et Jantje Friese


Après nous avoir offert une flopée de nouvelles séries en 2017 avec Mindhunter, 13 Reasons Why, Ozark ou encore Godless et sa collection Marvel, Netflix prépare notre petit Noël avec un nouveau show : Dark

ATTENTION SPOILERS

DARK CITY

Nous sommes dans une petite ville d’Allemagne, Winden, en novembre 2019 qui vit grâce à l’électricité fournie par la centrale nucléaire locale. Dans une cabane, un homme se pend après avoir écrit une lettre mystérieuse. Quelques mois plus tard, son fils Jonas, retourne au lycée où l’établissement est sous le choc après la disparition d’un élève. Alors que l’enquête débute, la disparition d’un deuxième enfant, Mikkel, fils d’un des policiers chargés de l’enquête sur la première disparition, va bouleverser le quotidien de cette ville si tranquille. Du moins en apparence, puisqu'un passé troublant va alors ressurgir au grand jour.

Après Marseille en France, Suburra en Italie, Dark est la première série originale Netflix Allemagne. Si aux premiers abords, la série rappelle rapidement Stranger Things avec ses premiers épisodes, il faut tout de même rappeler que ses deux créateurs, Baran bo Odar et Jantje Friese, ont écrit le scénario avant la diffusion du show américain. Toute ressemblance est donc fortuite, même si bien évidemment, la plateforme de streaming ne s’est pas gênée pour jouer avec les quelques similitudes (pas si nombreuses au final) lors de la campagne promotionnelle de son nouveau bébé allemand et ainsi espérer attirer les fans d'Eleven.


TIME IN

Dès son pilote, Dark montre des ambitions folles notamment avec sa réalisation très soignée voire parfois virtuose. Lors de ses premières minutes, le réalisateur place une véritable ambiance avec ses longs plans : un superbe travelling arrière se terminant sur la pendaison d’un homme ou encore l’impressionnant plan-séquence de présentation de la famille Nielsen.

Pendant quelques minutes, la caméra virevolte dans leur maison et tourne autour de la table du salon et des personnages dans un mouvement qui rappelle l’ouverture virtuose des Harmonies Weirckmeister de Bela Tarr. Le cinéaste hongrois est d'ailleurs sans doute un des modèles de Baran bo Odar, car au-delà de mouvements tourbillonnants, il offrira surtout quelques prises fixes parfaitement composées, comme lors d'une discussion sous la pluie entre Jonas et Martha par exemple.

Cette mise en scène enlevée est sublimée à chaque instant par la photographie grisâtre, épurée et froide, propre aux séries nordiques. Conférant une esthétique irréprochable à la série, elle correspond surtout parfaitement à l’ambiance sombre et brumeuse du récit de Dark. Le très bon casting, porté par les superbes prestations de Maja Schöne, Oliver Masucci et le jeune Louis Hofmann, est également un des grands atouts de la série.


LABYRINTHE INFERNAL

Si elle rappelle immédiatement Ça avec l’imperméable jaune de Jonas, Dark évoque globalement l’ensemble de l’œuvre de Stephen King, le romancier du paranormal, d'un mal insidieux et terriblement banal, autant que chroniqueur appliqué du morne quotidien des bourgades anonymes. Les deux créateurs ont également expliqué que Twin Peaks était une de leurs sources d’inspirations principales et l’influence de l’univers de David Lynch s’avère omniprésent.

Heureusement, cela n’empêche pas Dark de créer son propre univers. Sa simple enquête policière va rapidement virer vers le thriller paranormal et fantastique, en jouant avant tout sur une faille temporelle et les paradoxes qui vont mener le spectateur entre trois époques 2019, 1986 et 1953. Généreuse, cette saison 1 va alors pousser son scénario et aller au bout de ses ambitions. Malheureusement, la narration finit par être dépassée par cette même ambition.

Si l'histoire de Dark n'est pas élementaire, elle se prend trop souvent pour ce qu'elle n'est pas en se pensant fondamentalement complexe. Les quelques initiés aux voyages temporels, et à leurs conséquences, trouveront parfois les ficelles de Dark trop grosses. Quelques intrigues sur l'identité de certains personnages sont révélées au grand jour à la manière de rebondissements cruciaux alors même qu'elles auront été déchiffrées deux ou trois épisodes plus tôt par les spectateurs attentifs. Sans parler du final présenté comme un twist inattendu alors même que la série nous mène dans cette direction tout au long de ses 10 épisodes. L'effet fait plouf et se transforme finalement en cliffhanger agaçant.

Finalement, l'ambition de la série l'amène à quelques confusions scénaristiques, certaines sous-intrigues sont trop rapidement oubliées quand le surplus de personnages plombe la fluidité d'un récit qui se prend déjà trop la tête dans sa construction narrative en forme de poupée russe. Enfin, on ne reviendra pas sur la musique d'Apparat, qui, si elle installe parfois une ambiance pesante et oppressante, finit surtout par devenir embarassante car trop appuyée.


EN BREF

Dark a de grandes qualités, autant dans sa mise en scène parfois virtuose que dans son ambiance sombre et pluvieuse. Malheureusement, son ambitieux récit est plombé par les limites d'un genre dont le cinéma semble avoir fait le tour et que la série n'arrive jamais totalement à réinventer. La saison 2, pas encore commandée, mais annoncée par un final presque racoleur saura peut-être rectifier les nombreuses lacunes de cette saison 1 généreuse mais loin d'être sensationnelle.

11 décembre 2017

Lucky - John Carroll Lynch


Lucky est le dernier film de Harry Dean Stanton. Cette idée nous laisse une étrange impression, surtout lorsque l’on connaît la teneur de l’histoire qui vient souligner parallèlement le grand départ de cet acteur charismatique.

Lucky suit donc le quotidien d’un vieil athée de 90 ans dans une petite ville perdue dans le désert. Respecté mais mal compris, Lucky tente d’exposer à ses pairs une vision du monde complexe et non rigide. Le long métrage de John Carroll Lynch déroule un scénario qui tient autour du personnage principal campé par un Harry Dean Stanton impérial. La communauté vieillissante et quelque peu marginalisée de ce petit bled semble s’être construite à travers des liens invisibles et des dépendances liées aux habitudes du quotidien. Tout le monde se connaît et se côtoie, comme si la logique d’un grand puzzle humanitaire était à l’œuvre.


LUCKY CHARM

Le rôle d’un Lucky au milieu de cette rigidité générale tient plus à la remise en question profonde qu’à une provocation permanente. Il est isolé et libre penseur, et son existence même pose les questions sur le sens de la vie, son utilité et sa grande futilité. Franc et râleur, en bout de course, Lucky lance régulièrement à qui veut l’entendre qu’il n’est « rien » et qu’il faut profiter de ce que l’on a - message simple et non simpliste, entendu par ses camarades de comptoir et les adultes en plein questionnement.

Sans doute bien plus nihiliste qu’athée, Lucky pose pourtant un regard attendri sur ses congénères, des humains somme toute en souffrance, chacun poursuivant sa route avec les moyens qu’il possède. Le vieux Lucky semble avoir compris ce qu’il en est, sans avoir été influencé par les désirs et les perditions de ses voisins.

Les motifs du film s’étendent jusqu’aux détails métaphoriques, notamment celui de la tortue de terre que l’un de ses amis recherche tout au long du film : alors que celle-ci semble s’être évadée de l’emprise de son propriétaire, le message envoyé est celui de la survie de son espèce au-delà de la nôtre, alors même que l’animal porte sur son dos un cercueil et une douleur quasi permanente - autrement dit un fardeau général que chaque individu devrait se rappeler. Le film insiste : pour avancer, il faut toujours prendre du recul pour ne pas dire de la hauteur.


THIS IS THE END

Le film, malgré un fond d’une noirceur implacable, transporte avec lui une légèreté affichée et un enthousiasme pour la vie qui se pose en solution contre le manque de sens. Loin d’une naïveté qui pourrait poindre avec ce type de film, et malgré les virages attendus, on assiste à une histoire qui prend le spectateur par l’émotion et qui pourrait rappeler d’une certaine manière le Bagdad Café de Percy Adlon, pour ne citer qu’un archétype de ce genre d’ambiance. Réussi dans ce qu’il propose, c’est un film à réfléchir et à discuter lorsqu’on sort de son imposant souffle terrien des dernières minutes.

Le réalisateur a choisi un casting qui va en ce sens et qui reconstruit ici une famille symbolique. David Lynch incarne le propriétaire de la tortue et l’on retrouve à ses côtés Tom Skerritt, Ron Livingston ou encore James Darren, chacun transportant volontairement à l’écran l’univers antérieur qui lui est attaché. C’est la grande performance du film que d’arriver à apporter au cinéphile un message au-delà de ce qui est montré au premier abord. Le long métrage veut questionner ses spectateurs bien ailleurs.


Ironie de la vie, ou peut-être conclusion logique : Harry Dean Stanton est décédé en septembre 2017, laissant derrière lui une immense carrière et ce dernier film au message puissant. Lucky s’efforce effectivement tout au long de sa vie à essayer d’apporter à l’autre le questionnement ; une œuvre et une tâche qu’un acteur comme Stanton a également martelé par ses choix glorieux, originaux et importants tout au long de sa carrière. Malgré lui, le film porte ainsi une forme d’hommage immense, à la fois à ce type de personnage de l’Amérique profonde et à son acteur aux talents démultipliés.

EN BREF

Un film important et touchant pour les spectateurs qui sauront deviner quelles sont les intentions du metteur en scène et de ses comédiens, à travers une belle histoire métaphorique. Un dernier beau film pour le grand Harry Dean Stanton, décédé en septembre dernier.

25 novembre 2017

Jim et Andy - Chris Smith


Depuis 1999, Man of the Moon s’est progressivement hissé au rang de petit film culte, vénéré par les amateurs de comédie mélancolique, ou tout simplement admirateurs du génie de Jim Carrey. S’investissant totalement dans le rôle de l’humoriste Andy Kaufman, sa performance est devenue légendaire, le studio s’opposant à la publication des bobines censées devenir le making-of du film, jugées trop bizarroïdes. C’est ce trésor pour cinéphiles que Netflix vient d’exhumer.

METHOD MAN

Jim & Andy : The Great Beyond pourrait n’être qu’un curieux bonus DVD auréolé de mystère et d’une aura de culte, à la manière d’un bon vin, suffisamment vieilli pour que le cinéphage gourmet se pourlèche les babines. Pour notre grand bonheur, le documentaire de Chris Smith est bien plus que cela. Au-delà des nombreuses anecdotes qu’il recèle (et du sincère plaisir qu’elles procurent), l’œuvre qui nous intéresse propose une plongée vertigineuse dans la psyché supposée de Jim Carrey, un hommage bouleversant aux créations tordues de Kaufman, et in fine un labyrinthe mental aussi angoissant que passionnant.


Si le Method Acting et ses principes d’immersion sont progressivement devenus autant d’arguments promotionnels pour les studios – on se souvient du tintamarre autour de la performance de Jared Leto dans Suicide Squad ou plus récemment dans Blade Runner 2049 – ce qu’en fait Jim Carrey, ou plutôt ce que cette technique fait de l’artiste, est proprement ahurissant.

Ainsi qu’il l’explique, sitôt son embauche par Milos Forman formalisée, le comédien va littéralement devenir Andy Kaufman. Kaufman le fou, Kaufman le génial inventeur de canular, Kaufman le volcanique marionnettiste de moult avatars.

Jim Carrey en Andy Kaufman

CARREY LE PETIT FANTOME

D’abord hanté par le spectre de son mentor, Carrey semble progressivement s’effacer, comme possédé par ce double fantomatique et fantasmatique. Non seulement le processus est un cheminement venimeux dont le spectacle sidère, mais il a cela de génial qu’il pose sans cesse la question du dispositif même de la fiction.

Jusqu’où l’acteur joue-t-il ? Façonne-t-il à la manière de son maître un improbable canular, un jeu de dupe à l’ambition dévorante, ou s’est-il perdu dans un jeu de miroir qui lui interdit de se distinguer de son reflet déformé ? Où commence le mythe, ou s’arrête la captation du réelle. Questions basiques, voire académique, mais qui prennent ici un tour neuf, une incarnation absolument démente.

Le génie et son double

JIM AU CARREY

Enchevêtrement d’images d’archives troublantes, hommage poignant à Kaufman, Jim and Andy : The Great Beyond est aussi une formidable déclaration d’amour à Jim Carrey, dont les failles béantes contaminent le film dès son premier photogramme.

L’ensemble est rythmé par l’entretien que mène Chris Smith avec l’artiste. Les yeux incandescents et fixés sur un point évanescent, Carrey arbore un sourire dont on ne sait trop s’il maquille d’euphorie une dépression implacable, ou le contraire. L’ensemble est d’autant plus fort que Carrey ne s’épargne pas. En témoigne la franchise avec laquelle il témoigne de ses outrances les plus gratuites, courageuses ou odieuses. De cette profusion de trouble naît le sentiment beau et terrible, que le grand Jim ‘est jamais vraiment revenu de sa valse désaccordée Andy, dès lors, le film prend des airs funèbres, presque fantastiques, récit sinueux d’u exorcisme raté.


Pour qui apprécie l’acteur, la tranquille témérité avec laquelle il se met à nu, ou le génie avec lequel il parvient à nous convaincre qu’il accomplit ce geste, sont bouleversants. Près de 20 ans après la sortie de Man of the Moon, le documentaire en est un formidable écho, une mise en abîme stupéfiante, accomplie avec une révérence qui force le respect.

EN BREF

Jim Carrey nous convie dans le labyrinthe où il s'est lui-même perdu. une plongée en apnée, entre génie et démence, dans l'ombre du fascinant Andy Kaufman.

10 novembre 2017

A Beautiful Day - Lynne Ramsay


Si We Need to Talk about Kevin ne fut pas le film le plus disputé du Festival de Cannes 2011, l'oeuvre a rapidement grandi dans le coeur des spectateurs qui l'ont découverte depuis, jusqu'à se tailler une solide réputation de film d'auteur énervée, laissant espérer que sa réalisatrice retrouverait la Croisette pour la chambouler durablement. Elle y est parvenue avec A Beautiful Day.

LAST ACTION ZERO

"Tu n'as jamais vraiment été là", énonce Lynne Ramsay dans le titre original énigmatique de son nouveau long-métrage. Une sentence mystérieuse, adressée à son héros, Joaquin Phoenix, qui contient à elle seule une des clefs de lecture de cette descente aux enfers. Vétéran et ex-flic au passé traumatique, Joe reçoit pour mission de retrouver la fille d'un politicien sur laquelle a mis la main un réseau de prostitution infantile. Force motrice du récit, Joe échappe fréquemment au découpage millimétré de la cinéaste, évoluant à la frontière du cadre, disparaissant à la faveur d'un champ/contre-champ.


Plutôt qu'un don d'ubiquité, c'est la nature spectrale du personnage que nous dévoilent ces échappées inquiétantes. Le colosse brisé interprété avec intensité par Joaquin Phoenix n'est plus vraiment de ce monde, ainsi que le dévoile la fabuleuse introduction de A Beautiful Day. A l'écran se succèdent des instantanés du présent, des reflux du passé et de brèves hallucinations sans que l'on puisse jamais tout à fait trancher entre cauchemar, fantasme et réalité. Joe a sauvé une enfant, assisté à la mort d'un autre, tué un homme. Il faudra attendre qu'il achève cette mission inaugurale et rentre chez sa mère pour que la caméra fiévreuse de Ramsay lui retrouve un semblant de centre de gravité, bientôt pulvérisé.

La réalisatrice n'accordera pas pour autant de répit à ce personnage en déshérence, et même quand son découpage feindra un certain retour à la normale, c'est le montage qui se chargera d'atomiser l'apparent classicisme de ce polar hardboiled. D'une précision technique ahurissante, capable d'opérer des bascules thématiques ou émotionnelles en une fraction de seconde, le fractionnement de l'action et de la temporalité qu'opère Ramsay multiplie les sens, les niveaux de lecture et provoque au sein d'une mécanique faussement classique des irruptions de poésie macabre à la puissance imparable. En témoigne la première véritable décharge de violence du héros, qui, grâce à un montage reposant sur une pirouette géniale (la chorégraphie épousant le balayage de plusieurs caméras de surveillance) décuple l'impact d'une scène tétanisante en la préservant de toute tentation putassière.


KILLING IN THE NAME

Le programme de A Beautiful Day est en apparence simplissime, empruntant ici à Taxi Driver, là à La Blessure. Sauf que Lynne Ramsay a mieux à faire que rejouer le cinéma de ses aînés et ne cherche pas à repiquer les grandes heures du Nouvel Hollywood. Accrochée aux basques couturées de cicatrices de Phoenix (transfiguré par une rage mélancolique qui lui confèrent des airs de Mel Gibson), elle compose par petites touches un univers oscillant entre quête mystique et exploration mythologique.

Joe arpente le Styx et, au gré de ses rencontres, son coeur lui dicte d'y entraîner les pêcheurs à coups de marteau, ou d'en extraire, perchés sur ses épaules colossales, ceux qu'il convient de sauver. Mais le métrage ne joue jamais la carte revue de la rédemption ou du chantage émotionnel par enfant interposé, et esquive brillamment les écueils dans lesquels se vautrait Léon. Présenté comme une entité fantomatique, Joe n'a rien d'un coeur pur et s'il charrie sa part de traumas, le récit ne les explicite pas tous et laisse au spectateur le soin de décider s'il en est la victime ou l'auteur. De même, le scénario a l'immense intelligence de ne jamais reculer dans sa volonté d'appréhender la question du mal.


Interrogation qui traversait déjà We need to talk about Kevin, sans toujours lui trouver de réponse satisfaisante, elle est une nouvelle fois au coeur du film, incarnée par Nina, enfant broyée et pervertie par un monde en pleine déliquescence. Assumant une partie de la violence inhérente à l'intrigue, le personnage met son sauveur supposé face à un dilemme impossible, une crise de conscience radicale. Mû par l'idée qu'il peut laisser libre cours à la rage qui le consume pour sauver quelque chose de pur, Joe devra accepter l'idée que ses poings et son amour des marteaux sont bien peu de choses face à la viralité du mal. Tragédie d'un homme obsédé par la mort, qui ne sait que la donner quand il se morfond de ne pas la recevoir, A Beautiful Day est l'histoire tétanisante d'une âme en peine, qui ne pourra jamais tout à fait s'échapper.

On demeure interdit devant la force et la beauté de ce film, où un ange de la mort aux affects exacerbés apprend progresisvement à cohabiter avec la permanence du mal. Lynne Ramsay prouve ici avec un talent inoui qu'elle est capable d'investir quelques uns des codes les plus usés du cinéma de genre pour les réinventer. Son film est une oeuvre désarmante de simplicité, qui manie avec autant de maestria l'épure que la sophistication.


EN BREF

Lynne Ramsay dope son polar hardboiled grâce à une mise en scène et à un montage d'une exceptionnelles profondeurs, transformant Joaquin Phoenix en ange de la mort déchirant.

08 novembre 2017

Ouvrir la Voix - Amandine Gay


Ouvrir La Voix est un documentaire sur les femmes noires issues de l'histoire coloniale européenne en Afrique et aux Antilles. Le film est centré sur l'expérience de la différence en tant que femme noire et des clichés spécifiques liés à ces deux dimensions indissociables de notre identité "femme" et "noire". Il y est notamment question des intersections de discriminations, d'art, de la pluralité de nos parcours de vies et de la nécessité de se réapproprier la narration.

A VOIX HAUTE

Faites le test : essayez de vous souvenir de la dernière fois où, sur un quelconque écran, vous avez pu entendre ou assister à une discussion au sujet du racisme durant laquelle témoignent, pendant deux heures, des femmes noires. Sans être modérées par un intervenant blanc, sans que cette discussion n'ait lieu qu'entre Blancs (en imaginant qu'une telle discussion puisse déjà exister). Nous allons vous faire économiser un peu de temps - cela n'arrive jamais. Ouvrir la voix, premier documentaire de la réalisatrice française Amandine Gay, a déjà cette qualité cruciale, "cette nécessité pour les femmes noires francophones de se réapproprier la narration" comme le commente la cinéaste. C'est, avec puissance, un film afro-féministe qui parle de tous : des femmes noires que l'on voit à l'écran, des femmes noires qui les regardent, en premier lieu - à l'image d'une Toni Morrison qui dit écrire avant tout pour des lecteurs noirs des livres qui peuvent aussi, bien entendu, être lus par des Blancs. Ouvrir la voix s'adresse aussi aux Noirs en général, aux racisés et discriminés de toutes sortes - mais aussi aux Blancs qu'on interroge. Ouvrir la voix permet une réappropriation du témoignage, compile différentes expériences, et c'est aussi le lieu où l'on se permet de questionner la majorité. 



"Il va falloir lutter", affirme le premier chapitre du film, revenant sur des souvenirs d'enfance indélébiles où les différentes intervenantes se remémorent cet instant où elles ont pris conscience, avec violence, du fait d'être Noires. C'est l'un des multiples privilèges blancs : ne pas avoir, dès son plus jeune âge, à prendre conscience de la couleur de sa peau et de ce que cela va impliquer. Comment s'assume t-on dans une société où les modèles sont inexistants ? Comment grandit-on dans une société où l'empreinte coloniale se ressent jusque sur les étals d'une pâtisserie ? Parmi des gens qui veulent vous toucher les cheveux, vous comparent à des animaux et vous déshumanisent ? Dans des écoles où les élèves noires brillantes sont découragées par rapport à leurs camarades de classe blanches ? Ouvrir la voix démontre comment la violence s'insinue, s'accumule - le film dure 2 heures, pourrait en durer 4. On coupe ses dreads pour avoir du taf, on se "déguise" pour trouver un appart. C'est d'un racisme réel qu'on parle ici, pas un racisme de pain au chocolat à la Copé : un racisme institutionnalisé. Où le regard des Blancs pousse, d'une certaine manière, à un racisme intériorisé, de la même manière que des homosexuels discriminés, dans une société encore homophobe, intériorisent et s'appliquent une forme d'homophobie à eux-mêmes.

Brutalement honnête, Ouvrir la voix balaye les hypocrisies : celles de la mixité sociale qui n'est vantée que dans des quartiers défavorisés alors qu'elle devrait avoir lieu, comme l'affirme l'une des participantes, dans des banlieues plus chics de Paris. Le film, et c'est quelque chose d'infiniment précieux dans un pays qui n'y connaît strictement rien, parle des vertus du communautarisme. C'est un communautarisme qui permet ici de libérer la parole, de la prendre, de s'écouter, de se construire, de s'organiser, de se faire entendre. Un communautarisme qui fait moins peur dans les pays anglo-saxons, et qui en France, par mépris ou méconnaissance, est source de méfiance. Pourtant, et c'est une des hypocrisies - et ironies - qu'explore Amandine Gay, le véritable communautarisme en France est blanc. Alors on se questionne sur sa place ici, même si l'on entend une intervenante dire, avec grand naturel, "J'me sens bretonne". Doit-on partir ? Comment transmettre ? Ouvrir la voix est un millefeuille complexe qui n'apporte pas de solution confortable.


"Ouvrir la voix", c'est la prendre et surtout faire en sorte qu'on ne parle pas à votre place. C'est un geste puissamment politique, qui évoque l'idée d'afropéanisme véhiculée par l'auteure franco-camerounaise Leonora Miano ou qui cite, dans une essentielle lutte des convergences, le King Kong Theory de Virginie Despentes. Cette convergence, c'est aussi celle des témoignages. Le travail d'Amandine Gay rappelle, sur un sujet assez différent mais avec lequel il partage pourtant des liens, la démarche de la vidéaste américaine Natalie Bookchin, qui confrontait de multiples témoignages sur la pauvreté dans Long Story Short, superposant parfois les paroles communes de ses différents intervenants. Ouvrir la voix pourrait parfois procéder de la même manière tant les discriminations subies semblent communes, partagées. Sur la peau, sur le genre, sur l'orientation sexuelle. Le choix de l'épure et des gros plans successifs permet d'aller à l'essentiel, de multiples vérités dites droit dans les yeux. On y cite avec justesse James Baldwin - "Tu es ici chez toi, ne t'en laisse pas chasser".

Malgré toutes ses qualités, le documentaire souffre néanmoins de quelques faiblesses de montage et de mise en scène. J'ai été moyennement convaincu par l'utilisation à outrance de la contre-plongée ou bien encore par la/les méthode(s) de capture employée(s). Les différents discours tenus sur les quelques 120 minutes que dure le documentaire suffisaient amplement à donner à toutes ces femmes cette hauteur/puissance que la mise en scène s'efforce de créer artificiellement. Bref, je pinaille pour pas grand chose. 

EN BREF

Ouvrir la voix est un documentaire passionnant, dense et édifiant qui mériterait d'être vu par le plus grand nombre : au cinéma, à la télévision et dans les salles de classe.

07 novembre 2017

The Big Lebowski - Joel et Ethan Coen


En ces temps florissants d'adaptations de superhéros, il est intéressant de revenir huit ans en arrière, à une époque qui a propulsé un héros « super » dans le cercle fermé des films cultes.

Il ne dispose pas de supers pouvoirs (hormis celui de préparer des White Russian en un temps record pour peu qu'il soit près d'un bar). Tout le « super » de Jeffrey Lebowski alias The Dude tient dans son attitude résolument décontractée, à faire passer Fonzi de Happy Days pour un sanguin. Le public découvre alors un semi-clodo débraillé, résidant dans un bungalow de Venice Beach, s'étouffant régulièrement sur son joint quand il ne se relaxe pas en écoutant la meilleure des musiques dans son baladeur-frigo : le championnat local de bowling de 1987.

La vie selon The Dude, c'est le carpe diem aux règlements par chèque de 69 cents au supermarché et la promesse de parties de bowling entre deux engueulades avec ses meilleurs potes! Mais attention ! Chercher des noises au Dude parce qu'il a un homonyme aussi millionnaire que louche est une chose, souiller son tapis « qui donnait de la cohésion à [sa] pièce » en est une autre ! C'est pourtant sur cette base complètement déjantée que démarre cette aventure où notre héros va être amené à côtoyer un pornographe, une rousse accro à l'action painting, un scénariste confiné dans un caisson à oxygène et des nihilistes allemands.


Si, avec The Big Lebowski, les frères Coen n'ont pas réalise leur meilleur film (on pencherait davantage pour Miller's Crossing ou Fargo), ils ont crée leur personnage le plus mémorable. Tout est affaire de caractère ici et les frangins l'ont parfaitement assumé en ne cachant pas l'intention principale du projet : mettre du beatnik dans une trame à la Raymond Chandler. À l'instar d'un Philip Marlowe, c'est moins l'enquête qui importe que l'état d'esprit, les mises à l'épreuve et les situation de passage à tabac du héros. Les deux différences notables étant que, premièrement, le Dude tient autant du fin limier que Benoît XVI du débauché ; deuxièmement, la dérision et l'absurde prévalent sur le suspense. Deux conditions tellement bien remplies que, encore aujourd'hui, les fanatiques du film se tordent de rire devant l'avalanche de répliques mémorables et la galerie de personnages hauts en couleurs. À commencer par le Dude himself.


Bedonnant, fringué d'un gilet repoussant et chaussé de sandales en plastoc du plus bel effet, Jeff Bridges trouve là le rôle de sa vie dans la peau de ce fumiste de première, défoncé en permanence, cherchant ses mots quand il ne recycle pas ceux des autres dès lors qu'il est en difficulté. Ne pas oublier non plus Walter, le fou furieux près de ses flingues, traumatisé par le Vietnam et très scrupuleux des règles (campé par John Goodman, impayable en caricature du réalisateur John Milius), Donny (Steve Buscemi) ex-surfeur déphasé capable de confondre Lénine et John Lennon, ou encore Peter Stormare et Flea (le bassiste surdoué des Red Hot Chili Peppers) en nihilistes allemands « prêt à couper zézette à Lebowski ». Oui, The Big Lebowski est bel et bien un film culte tant sa force comique ne diminue en rien après de multiples visionnages. Bien au contraire !


On doit ce miracle à la rigueur d'écriture de Joel et Ethan Coen car, à la manière d'un White Russian, la composition de leur breuvage est un exemple de dosage savant. En effet, il est essentiel pour un cocktail digne de ce nom que l'arrière-goût surpasse l'immédiate saveur. De la même manière, la franche poilade dissimule un véritable hommage au cinéma américain de l'âge d'or : au détour d'un plan ou d'un personnage, la géniale fratrie convie le western, La Splendeur des Amberson de Orson Welles ou un hommage aux chorégraphies dantesques de Busby Berkeley par le biais d'une séquence onirique devenue mythique. Et on ne parlera des innombrables clins d'oeils à leurs films précédents.


En revanche, un parallèle assez osé peut être tenté avec Les Valseuses dans la mesure où les deux films brocardent la virilité. Le film de Blier s'inscrit dans un présent giscardien alors que les Coen chahutent rétrospectivement un échantillon d'humanité resté coincé dans les seventies de révolte sexuelle. Néanmoins, on retrouve dans les deux cas une virilité sans cesse malmenée : tout comme Jean-Claude et Pierrot, le Dude préfère mourir que de se retrouver sans ses bijoux et il est vrai que ces derniers se font méchamment bousculer pendant le film, soit littéralement (le furet lancé dans la baignoire ; le joint incandescent dans la voiture), soit par la suggestion (la pire des insultes est « d'aller se faire enculer » ; le personnage de Julianne Moore et sa sexualité très dirigiste).


Au-delà de ces audacieux clins d'oeils intertextuels et d'impressionnantes statistiques langagières (les mots fuck et man sont prononcés respectivement 281 et 144 fois), The Big Lebowski n'oublie jamais de mettre en avant la sincère humanité de ses personnages. Walter et The Dude ont beau passer le plus clair de leur temps à se bouffer le nez, leur amitié est flagrante. Mieux, on ne peut s'empêcher de les aimer, même un type aussi limite que Walter avec sa rhétorique flirtant souvent avec le nauséabond. Telle est la grandeur du film : l'adhésion immédiate puis prolongée à une « comédie humaine » -pour reprendre les termes de l'Etranger- où des personnages de fiction sont devenus des potes dont on a plaisir à raconter leurs exploits. The Dude abides !

03 novembre 2017

Stranger Things 2 - Matt et Ross Duffer


Stranger Things des frères Duffer est de retour sur Netflix depuis le 27 octobre.

Neuf épisodes pour convaincre, séduire, faire trembler et reproduire le miracle d'une première saison qui a surgi en juillet 2016 pour devenir le grand phénomène incontournable : la saison 2 de Stranger Things, la création de Matt et Ross Duffer notamment portée par Winona Ryder, David Harbour, Millie Bobby Brown et Finn Wolfhard avait donc un défi de taille à relever.

Après un démarrage lent mais très séduisant, bilan de cette deuxième saison à la hauteur des attentes - voire des espoirs. 

ATTENTION SPOILERS

PUISSANCE 2

Rien de plus normal : après avoir pris le public et la critique par surprise, Stranger Things a payé son statut inattendu de série instantanément culte. Celui qui a rattrapé le train en marche, interpellé par l'excitation générale, aura pu voir dans la création des frères Duffer une petite chose simplette et gentillette, trop chargée de références pour être honnête, et loin de mériter ces louanges. Le charme de la première saison reposait en grande partie sur cet effet de surprise, particulièrement précieux à l'heure où la machine promotionnelle a tendance à désacraliser l'expérience pour vendre du spectacle, de la star et du machin pré-mâché.

La saison 2 aura donc dû gérer cette attente presque déraisonnable. Comment ? Avec une approche simple mais efficace : plus grand, plus gros, plus spectaculaire. Dès le premier épisode, la série Netflix déverse à l'image plus d'effets spéciaux que la quasi intégralité de la première saison, avec la promesse d'un cauchemar aux dimensions plus effrayantes. Et jusqu'aux ultimes secondes, Stranger Things 2 offre une tripotée de séquences visuellement très belles et parfois saisissantes, avec une direction artistique particulièrement soignée qui permet au spectateur de plonger plus profondément dans l'univers - les murs organiques à la Alien, les visions de l'Upside Down à la Silent Hill, les couleurs vives et les synthé plus harmonieux.


XENOGORGONS

Cette immense et mystérieuse créature aux tentacules, cachée dans un nuage rougeoyant au cœur de la promo, n'est qu'une des facettes de la mythologie qui s'étend dans cette deuxième saison. Et sans surprise, les frères Duffer ont puisé leur inspiration dans un classique des années 80 : Aliens - Le retour. A la manière de James Cameron, qui s'est approprié l'univers installé par Ridley Scott en l'emportant dans une direction totalement différente pour une suite fantastique, ils jettent de l'huile sur le feu.

Plus de monstres, plus de chaos, une "reine" à abattre et même Paul Reiser : Stranger Things 2 lorgne clairement vers la suite d'Alien dans ses ambitions. Le sentiment d'urgence et la manière dont sont articulés les différents personnages tend vers ce sommet du cinéma d'action et science-fiction à la mécanique impeccable - sans en frôler l'inventivité, l'efficacité et la profondeur, mais ce n'est certainement pas le but de l'entreprise de recyclage qu'est la série.

C'est particulièrement évident dans une séquence où un groupe de soldats armés de lance-flammes descend dans l'Upside Down, avant d'être massacrés sous les yeux de personnages impuissants qui observent la version soft de la boucherie grâce à un détecteur de mouvement sur un vieil écran. Le Demogorgon de la première saison donne lieu ici à une tripotée de "demodogs" moins effrayants et plus ordinaires, mais l'effet est redoutable tandis que Hawkins devient le théâtre spectaculaire d'un joyeux chaos.


Le public était surexcité après la saison 1 ? Il aura encore plus de raison de sourire et frissonner avec la deuxième. En remettant en scène la séquence d'introduction de la série, avec cette fois-ci plus de scientifiques et de bestioles dans l'ascenseur, et plus d'hémoglobine à l'arrivée, la série enfonce le clou, pour le bonheur des fans. Et plutôt que d'y voir une facilité et une paresse, il y a une générosité très séduisante qui transparaît à l'écran. Que la mise en scène soit plus solide, avec nettement plus de maîtrise dans le rythme et la narration, contribue à rendre la chose plus réjouissante.

Et lorsque la série s'arme d'une certaine auto-dérision, c'est encore mieux : quand Max avoue qu'elle aurait aimé que ce soit plus original après que Lucas lui ait résumé la première saison, quand Bauman (Brett Gelman) dresse en une minute le portrait des clichés que sont Nancy et Jonathan, quand la discussion un peu trop sérieuse des bad boys aux cheveux laqués devient drôle dès qu'apparaît le minois des héros derrière une vitre, ou encore quand la petite sœur de Lucas parle.


MOU-VEAUX

Cet appétit énorme a toutefois ses limites, particulièrement visibles sur les nouveaux personnages. Ainsi, Max (Sadie Sink) et surtout son demi-frère Billy (Dacre Montgomery) ont des rôles relativement mineurs. La petite nouvelle, surnommée Mad Max, a beau être une fille rebelle au caractère bien trempé, elle trouve une place peu éclatante au sein de la bande. Elle a plutôt des allures de ficelle de scénariste pour amener un peu de contradictions parmi les garçons, en provoquant quelques tensions entre Dustin et Lucas, tous deux charmés par elle.


Bob (Sean Astin), petit ami un peu balourd de Joyce, se révèle lui aussi parfaitement accessoire dans l'intrigue, hormis son utilité là encore un peu artificielle pour donner un peu de matière au personnage de Winona Ryder, qui tourne sinon en boucle. Là encore, il y a un triangle amoureux du pauvre à l'écran, avec Jim, mais la série a l'intelligence de n'y accorder que très peu d'importance. Reste que pour Sean Astin, c'est une apparition un peu limitée, qui rappelle son passage dans la saison 5 de 24 heures chrono, où il avait une trajectoire un peu similaire.

Même impression avec l'arc de Dustin et Dart, le bébé Demogorgon qu'il décide de cacher avant d'être dépassé par les évènements. Si l'idée très amusante de ce E.T. L'Extra-terrestre bouffeur de chat était d'abord intrigante, elle aura vite été avalée par l'intrigue principale, pour finalement donner lieu à une scène simplette lors du climax. Avec la sensation que les scénaristes ont eu les yeux plus gros que le ventre, et auront tenté de boucler cette histoire au détour d'un couloir, sans offrir au public quelque chose de satisfaisant. 


X-WOMEN 

Nul doute que le succès et le nombre de saisons d'ores et déjà prévues par Netflix ont donné des ailes aux frères Duffer et leurs scénaristes. Plus besoin de défendre chaque morceau, de contenir toute l'histoire et ses ramifications en une saison par peur de ne pas avoir de suite : Stranger Things 2 a présenté un certain nombre d'éléments et personnages destinés à prendre plus de place et d'ampleur par la suite.

Parmi eux : Eight alias Kali (Linnea Berthelsen), une autre enfant dotée de pouvoirs qu'Eleven a rencontré plus jeune dans le laboratoire. Elle ouvre la saison et est au cœur d'un épisode particulier, centré sur Millie Bobby Brown loin de Hawkins - et stratégiquement placé pour nourrir le suspense avant la dernière ligne droite.

Un choix qui pourra en rebuter certains, notamment sur la question du rythme global de la saison, mais qui annonce que les frères Duffer comptent bel et bien élargir leurs horizons puisque Kali a des pouvoirs très différents d'Eleven - de quoi s'attendre à beaucoup d'autres "mutants" étonnants par la suite. Avec cette parenthèse entre X-Men et Dark Angel, Stranger Things pose les premières pierres de quelque chose de plus grand encore, avec un cadre condamné à aller au-delà de Hawkins et ses habitants.


STRANGER SQUAD

Stranger Things confirme néanmoins avec cette deuxième saison et notamment son final que le principal intérêt reste bien le groupe de héros. La série sépare vite les héros, lancés dans leurs quêtes plus ou moins personnelles (Dustin et Dart, Eleven et son passé, Lucas avec Max, les plans Nancy et Jonathan pour venger Barbara, Joyce et Hopper qui tentent d'aider Will), mais prend garde à ne pas abîmer au passage l'effet magique de la bande. La complicité étonnante entre Dustin et Steve témoigne d'un désir certain de distribuer la tendresse de manière équitable, sans se refermer sur les valeurs sûres.

A ce titre, retenir si longtemps les retrouvailles entre Eleven et les héros aura été un vrai parti pris, et une manière adroite de gérer les attentes et l'aura de ce personnage précieux. Son retour offre finalement une belle scène, portée par une réelle émotion grâce à Finn Wolfhard et Millie Bobby Brown, impeccables. Et servis par des scénarios plus riches qui donnent de nouvelles dimensions à leurs personnages, Gaten Matarazzo, Caleb McLaughlin et Noah Schnapp confirment tout leur talent. 

Lorsque le climax voit les héros séparés face à trois menaces, d'une séance d'exorcisme à une confrontation spectaculaire à la créature de l'Upside Down, Stranger Things confirme que la petite magie à l'œuvre est intacte. L'épilogue, parfait mélange de niaiserie irrésistible et de suspense alléchant, le rappelle à nouveau.


EN BREF

A bien des égards, cette saison 2 est la suite et presque fin de la saison 1. Le laboratoire et le portail sont fermés. Le groupe, reformé. Barbara est vengée. Eleven a (re)gagné son identité et un prénom. Mike, Will, Joyce et Jim ont semble t-il trouvé une forme de paix avec la folie de ce petit monde.

Malgré une pression qui aurait pu devenir destructrice, Stranger Things 2 garde le cap, sans se trahir ni se perdre, et malgré des ambitions pas toujours maîtrisées. Sans surprise, elle ne surmonte pas des défauts qui sont dans son ADN, mais déploie une énergie considérable pour satisfaire le public, sans abîmer ses personnages et son univers. 

A défaut de s'approcher de la profondeur des œuvres de Steven Spielberg, Stephen King et John Carpenter abondamment citées, la série des frères Duffer continue donc à tracer sa route avec la même euphorie communicative. Et nul doute que la dernière image de cette deuxième saison donnera une seule envie : ré-embarquer à nouveau avec les mômes pour une nouvelle aventure.