30 décembre 2017

Chrono-Critique : I Am Not a Witch - Rungano Nyoni


Un beau film, qui révèle le talent d’une cinéaste inconnue en même temps qu’il fait surgir un nouveau pays sur la carte du cinéma, l’événement est aussi rare qu’émouvant. Premier long-métrage de Rungano Nyoni, réalisatrice zambienne résidant au Portugal après avoir passé une bonne partie de sa jeunesse au Pays de Galles, I Am Not a Witch fut pour cette raison même une des belles sensations de la dernière Quinzaine des réalisateurs, à Cannes. Auteure d’une série de courts-métrages qui lui ont valu de nombreux de prix, passée par la Cinéfondation, la jeune femme, 35 ans, est aussi comédienne. Elle dit avoir appris le cinéma en autodidacte, et la singulière liberté de son film en témoigne.

I Am Not a Witch est une histoire de sorcières dans la Zambie d’aujourd’hui. Une tentative très réussie, mise en scène avec beaucoup de grâce, de poésie, d’inscrire une forme de conte dans la réalité d’une Afrique contemporaine, mondialisée, pleinement en prise avec la modernité. Le film s’ouvre sur un groupe de Blancs en safari-photo, qui s’arrête devant un zoo humain où sont parquées des femmes vêtues d’un uniforme bleu. Les touristes interrogent leur guide sur le statut de ces personnes, leur dangerosité supposée. Ils prennent des photos et puis s’en vont. De l’autre côté de la grille, les femmes restent silencieuses. Ce sont des sorcières.


Présence magnétique

Qu’est-ce qu’une sorcière ? La suite du film va le montrer en s’attachant à la petite Shula, fillette de 9 ans dont le regard immense, l’expression sidérée, la présence intense, vont littéralement magnétiser le film. Shula est là. Seule, sans attaches. Pas de parents, pas de famille. Possiblement en état de choc. Cette enfant sauvage qui n’a pas de place dans l’ordre social, à qui les villageois ont tôt fait d’attribuer des pouvoirs maléfiques, se voit confiée à un édile mielleux, le responsable de la « gestion » des sorcières.

Une cérémonie est organisée. Shula a le choix entre s’enfuir dans la brousse et devenir une « chèvre », ou embrasser l’état de sorcière, l’uniforme qui va avec et le long ruban blanc qui le relie à une bobine de fil géante, en signe de sa servitude. Posé en ces termes, le choix n’en est pas vraiment un. Une vie parmi les humains, même en laisse, paraît préférable à une vie de chèvre. Shula choisit d’intégrer la communauté des femmes en bleu.


Officiellement sorcière, la petite fille est vite appelée, au nom des pouvoirs occultes qu’on lui prête, à rendre la justice. Vêtue d’une splendide parure, posée sur une estrade, la voilà sommée de désigner, parmi la dizaine de suspects rassemblés devant elle, le coupable d’un vol de téléphone. Shula cherche. Rien ne vient. Elle demande un téléphone et appelle ses amies les vieilles sorcières. Tandis que les hommes attendent son verdict, elle écoute ce qu’on lui hurle à l’oreille : « C’est le plus noir ! », « Celui qui regarde ses pieds ! », « Non ! c’est celui qui regarde en l’air ! »… Investie dans son rôle avec ce sérieux absolu que peuvent avoir les enfants quand ils jouent, elle finit par en choisir un, qui va bien sûr hurler son innocence.

Un mélange de solennité et de comique colore ainsi tout le film, à des dosages variables. Le pari était risqué, mais il est réussi, et la magie tient à cet équilibre subtil. Méditation sur la servitude volontaire et sur la liberté, évocation de la condition des femmes dans les sociétés patriarcales africaines, telle qu’elle participe d’un système plus vaste de domination et de corruption à tous les étages, I Am Not a Witch conjugue les registres allégorique et fantasmagorique d’une peinture réaliste de la société zambienne, et évite ainsi les écueils du film à sujet, du pathos, de la dénonciation programmatique…


Dans cette aventure absurde qui la conduit jusque sur un plateau de télévision où son tuteur vient vanter, pour mieux les vendre, les propriétés surnaturelles des œufs qu’elle aurait touchés, Shula tente de comprendre les règles du jeu, de voir comment elle pourrait en tirer son épingle. Elle joue sa partie, en somme, jusqu’à ce que sa condition d’animal en cage lui saute à la figure.

Saisissant avec amour les vagues d’effroi, de sidération, de joie, de désespoir, qui glissent sur ses yeux, la caméra la filme avec une tendresse infinie. C’est ainsi, par cette émotion brute jaillissant sur l’écran, que le film touche juste. Le scandale de la condition de ces femmes arrachées au monde, stigmatisées à vie, mises au service d’un pouvoir grotesque, le scandale de l’enfance bafouée, qu’incarne tout à la fois Shula, s’impriment sur son beau visage comme ce tatouage qu’on lui fait sur le front au début du film. La puissance de la fable est à la mesure de cette absolue simplicité.

28 décembre 2017

Bright - David Ayer


Quand Netflix craque plus de 90 millions de dollars pour permettre au réalisateur de Suicide Squad de filmer un buddy movie sous acides avec des orcs, des elfes et des gangstas, on se dit qu’on tient peut-être une véritable curiosité. Alors que nous faisons simplement face à une nouvelle preuve que faire du cinéma en prenant trop de cocaïne n’est que rarement productif.

UN LUTIN SACHANT LUTINER

S’il est entendu que David Ayer a toujours eu la finesse d’un coup de boule, le réalisateur de Fury ou End of Watch a ponctuellement fait montre d’une certaine maestria visuelle certaine ainsi que d’une approche revigorante des espaces urbains. Le coupable de Suicide Squad était donc un choix pertinent pour mettre en image Bright, concept foutraque mêlant film d’action urbain en mode gangsta et heroïc fantasy enfantine.

Sauf que non content de devoir se dépatouiller avec un point de départ relativement bancal,le cinéaste est rapidement handicapé par le scénario de Max Landis, dont la pauvreté saute aux yeux. Non seulement le décalage consistant à faire des Orcs des proto-gangsters latino et des elfes des aristos-traders est grossier, mais la structure du film paraît constamment s’écrouler sous son propre poids.


David Ayer : si j'en entends encore un dire que j'suis pas un bon réal, j'lui envoie Terry Crews dans sa gueule, OK ?!

Porté par des enjeux tous pétés (nos héros essaient de sauver une elfette et de protéger une baguette magique sur laquelle tout le monde veut mettre la main), l’ensemble ne se renouvelle jamais et n’a qu’à offrir une enfilade de fusillades nocturnes toutes atrocement filmées. Et c’est là que le bât blesse. Qu’on apprécie ou non le travail de David Ayer, Bright n’est pas à la hauteur de la maîtrise technique du réalisateur.

"Je suis daltonien, ou notre chef op nous en veut ?"

MOTHERFORCKER

On pouvait au moins espérer poser les yeux sur quelques trouvailles plastiques accrocheuses, apprécier un peu de pyrotechnie et un festival de plomb fondu décomplexé. Sauf qu’en l’état, Ayer se contente de pousser à fond les potards de son étalonnage afin de masquer l’absolue fadeur de son découpage et d’une photographie clairement improvisée en post-production.Ses gunfights sont mollassons, les chorégraphies inexistantes et la violence jamais correctement dosée, un peu comme si un producteur déviant s’était amusé à glisser des séquences de zoophilie nécrophile dans un épisode de Noël de Babar.

"Mais qu'est-ce qu'on fout là, mec ?!"

Le résultat est souvent d’un mauvais goût atroce, et surtout, d’une incohérence totale. Dur de ne pas se rayer le cristallin, entre Will Smith, qui n’a pas à beaucoup forcer pour jouer la débilité légère, Joel Edgerton qui a tout l’air d’avoir perdu un pari et Noomi Rapace qui prouve que si sa carrière touche à sa fin, tout n’est pas perdu pour les défenseurs du look d’émo-punk-virgino-syphillitique. À force de nous servir tièdes ses clichés thématiques, sociétaux et structurels, le film se transforme en interminable clip dénué de propos ou d’ambition cinématographique, un embarrassant rêve de cosplayeur dyslexique en descente de MDMA.

EN BREF

Gentil bourrin surestimé, David Ayer prouve ici que Suicide Squad n'était pas une erreur de parcours.

21 décembre 2017

A Ghost Story - David Lowery


Remarqué grâce à ses Amants du Texas, David Lowery nous revient d’un passage chez Disney, après avoir réalisé l’adaptation live de Peter et Elliott le dragon, poussé par le désir de revenir à une certaine simplicité. Et si l’histoire de fantôme qu’il nous propose se pare d’un apparent minimalisme, c’est bien à une supernova émotionnelle qu’il nous convie.

LA MORT LUI VA SI BIEN

Fraîchement décédé, C. hante la maison où il a vécu avec M. Réduit à un ectoplasme de tissu invisible, il erre et attend. Qu’on le remarque. Que celle qu’il aimait réagisse à ses suppliques silencieuses. Que quelque chose advienne. En découvrant les premières images de A Ghost Story, on pouvait légitimement redouter une rêverie arty, nimbée dans les artéfacts du cinéma indépendant américain, qui n’aborde ses thématiques et son genre que du doigt, par et pour une pose fumeuse.

Et si au premier abord, la photographie de l’ensemble et son ascèse parfois radicales peuvent rebuter, le film a bien plus à proposer, et s’avère au contraire une exploration passionnante de la condition spectrale, et à travers elle, de notre humanité. Pourquoi un fantôme hante-t-il ? Quelles sont ses motivations et que provoque chez lui la lente érosion de la raison, de l’amour, voire de la mémoire ?


C’est à ces questions que David Lowery esquisse une réponse. Porté par un héros mué, dont il est allé jusqu’à supprimer le visage, et donc toute émotion immédiatement lisible, le metteur en scène n’a dès lors plus que sa mise en scène et son montage pour narrer, pour amener son mirage fantomatique jusqu’au cœur du spectateur. Et il relève ce défi délicat d’une main de maître. Il n’est pas une seule séquence du métrage qui ne déploie une parfaite composition de l’image, une trouvaille de mise en scène, où de formidables expérimentations rythmiques.

Le réalisateur pousse le perfectionnisme jusqu'à opter pour un format rarement employer, 1:37, qui confère à l'image un aspect carré, qui n'est pas sans évoquer les proportions de vieux photogrammes, aspect encore renforcé par la photo pastel légèrement désaturée. Au sein de microcosme esthétique faussement éthéré, chaque ligne de fuite, chaque écran dans l'écran (fenêtres, baies vitrées, résurgences géométriques) recompose le sens des séquences, altère notre rapport au réel, pour nous plonger petit à petit dans un poème visuel qui explore sans relâche le temps et l'espace.


DEAD AND ALIVE

Rarement la mélancolie, l’absolu du sentiment amoureux magnifié par le manque, la représentation de l’absence, avaient été représentés avec une si magnifique acuité. Le temps d’un plan à la longueur presque insoutenable, où Rooney Mara, assommée de chagrin se repaît mécaniquement d’une tarte sans voir la silhouette du spectre qui guette la moindre inflexion de son visage, Lowery montre qu’il manie brillamment la temporalité, afin de rendre chaque micro-mouvement de caméra, chaque tressaillement de ses comédiens, riches d’une quantité de nuances écrasantes.

Métaphysique car la beauté de ce récit intime et mystique est de nous proposer, au-delà de l’autopsie d’un amour corrodé par le temps et la fatalité, une formidable réflexion sur le temps. Lowery utilise du cadre comme d’une frise temporelle, et incarne génialement son évolution au fur et à mesure qu’avance la narration. On ne révélera pas les twists et retournements qui font de A Ghost Story un film aux frontières de la science-fiction, mais c’est avec sidération que son auteur développe sans crier gare une économie du sentiment, une théorie du deuil, de son sens et de la quête de la paix, dont la limpidité impressionne et provoque un véritable maelström émotionnel.


Quand David Lowery use de l'espace comme autant d'écrans subdivisant l'image

Au sein d’un dispositif qui leur laisse une grande latitude de création, Rooney Mara et Casey Affleck évoluent au rythme d’un pas de deux tantôt funèbre, tantôt désespéré, toujours mû par les palpitations erratiques de leurs cœurs meurtris, dont toutes les pulsations trouvent dans le spectateur un écho dévastateur. La grâce de leurs prestations doit beaucoup à la révérence avec laquelle le cinéaste les capture, mais également aux ruptures de ton qu’organise le montage souvent audacieux, et une bande-originale somptueuse.

Avec la joliesse d’un secret qui ne pourrait être divulgué par le verbe, A Ghost Story lève un voile éclatant sur ce qui, au cœur même de la perte, relève de la beauté, sur cette capacité étonnante de la lumière à briller plus fort quand elle est enclose dans les ténèbres.

EN BREF

Rêverie spectrale et puissamment incarnée, A Ghost Story bat dans chacun de ses plans d'une myriade de trouvailles et d'idées à la poésie viscérale et lumineuse.

14 décembre 2017

Dark - Baran bo Odar et Jantje Friese


Après nous avoir offert une flopée de nouvelles séries en 2017 avec Mindhunter, 13 Reasons Why, Ozark ou encore Godless et sa collection Marvel, Netflix prépare notre petit Noël avec un nouveau show : Dark

ATTENTION SPOILERS

DARK CITY

Nous sommes dans une petite ville d’Allemagne, Winden, en novembre 2019 qui vit grâce à l’électricité fournie par la centrale nucléaire locale. Dans une cabane, un homme se pend après avoir écrit une lettre mystérieuse. Quelques mois plus tard, son fils Jonas, retourne au lycée où l’établissement est sous le choc après la disparition d’un élève. Alors que l’enquête débute, la disparition d’un deuxième enfant, Mikkel, fils d’un des policiers chargés de l’enquête sur la première disparition, va bouleverser le quotidien de cette ville si tranquille. Du moins en apparence, puisqu'un passé troublant va alors ressurgir au grand jour.

Après Marseille en France, Suburra en Italie, Dark est la première série originale Netflix Allemagne. Si aux premiers abords, la série rappelle rapidement Stranger Things avec ses premiers épisodes, il faut tout de même rappeler que ses deux créateurs, Baran bo Odar et Jantje Friese, ont écrit le scénario avant la diffusion du show américain. Toute ressemblance est donc fortuite, même si bien évidemment, la plateforme de streaming ne s’est pas gênée pour jouer avec les quelques similitudes (pas si nombreuses au final) lors de la campagne promotionnelle de son nouveau bébé allemand et ainsi espérer attirer les fans d'Eleven.


TIME IN

Dès son pilote, Dark montre des ambitions folles notamment avec sa réalisation très soignée voire parfois virtuose. Lors de ses premières minutes, le réalisateur place une véritable ambiance avec ses longs plans : un superbe travelling arrière se terminant sur la pendaison d’un homme ou encore l’impressionnant plan-séquence de présentation de la famille Nielsen.

Pendant quelques minutes, la caméra virevolte dans leur maison et tourne autour de la table du salon et des personnages dans un mouvement qui rappelle l’ouverture virtuose des Harmonies Weirckmeister de Bela Tarr. Le cinéaste hongrois est d'ailleurs sans doute un des modèles de Baran bo Odar, car au-delà de mouvements tourbillonnants, il offrira surtout quelques prises fixes parfaitement composées, comme lors d'une discussion sous la pluie entre Jonas et Martha par exemple.

Cette mise en scène enlevée est sublimée à chaque instant par la photographie grisâtre, épurée et froide, propre aux séries nordiques. Conférant une esthétique irréprochable à la série, elle correspond surtout parfaitement à l’ambiance sombre et brumeuse du récit de Dark. Le très bon casting, porté par les superbes prestations de Maja Schöne, Oliver Masucci et le jeune Louis Hofmann, est également un des grands atouts de la série.


LABYRINTHE INFERNAL

Si elle rappelle immédiatement Ça avec l’imperméable jaune de Jonas, Dark évoque globalement l’ensemble de l’œuvre de Stephen King, le romancier du paranormal, d'un mal insidieux et terriblement banal, autant que chroniqueur appliqué du morne quotidien des bourgades anonymes. Les deux créateurs ont également expliqué que Twin Peaks était une de leurs sources d’inspirations principales et l’influence de l’univers de David Lynch s’avère omniprésent.

Heureusement, cela n’empêche pas Dark de créer son propre univers. Sa simple enquête policière va rapidement virer vers le thriller paranormal et fantastique, en jouant avant tout sur une faille temporelle et les paradoxes qui vont mener le spectateur entre trois époques 2019, 1986 et 1953. Généreuse, cette saison 1 va alors pousser son scénario et aller au bout de ses ambitions. Malheureusement, la narration finit par être dépassée par cette même ambition.

Si l'histoire de Dark n'est pas élementaire, elle se prend trop souvent pour ce qu'elle n'est pas en se pensant fondamentalement complexe. Les quelques initiés aux voyages temporels, et à leurs conséquences, trouveront parfois les ficelles de Dark trop grosses. Quelques intrigues sur l'identité de certains personnages sont révélées au grand jour à la manière de rebondissements cruciaux alors même qu'elles auront été déchiffrées deux ou trois épisodes plus tôt par les spectateurs attentifs. Sans parler du final présenté comme un twist inattendu alors même que la série nous mène dans cette direction tout au long de ses 10 épisodes. L'effet fait plouf et se transforme finalement en cliffhanger agaçant.

Finalement, l'ambition de la série l'amène à quelques confusions scénaristiques, certaines sous-intrigues sont trop rapidement oubliées quand le surplus de personnages plombe la fluidité d'un récit qui se prend déjà trop la tête dans sa construction narrative en forme de poupée russe. Enfin, on ne reviendra pas sur la musique d'Apparat, qui, si elle installe parfois une ambiance pesante et oppressante, finit surtout par devenir embarassante car trop appuyée.


EN BREF

Dark a de grandes qualités, autant dans sa mise en scène parfois virtuose que dans son ambiance sombre et pluvieuse. Malheureusement, son ambitieux récit est plombé par les limites d'un genre dont le cinéma semble avoir fait le tour et que la série n'arrive jamais totalement à réinventer. La saison 2, pas encore commandée, mais annoncée par un final presque racoleur saura peut-être rectifier les nombreuses lacunes de cette saison 1 généreuse mais loin d'être sensationnelle.

11 décembre 2017

Lucky - John Carroll Lynch


Lucky est le dernier film de Harry Dean Stanton. Cette idée nous laisse une étrange impression, surtout lorsque l’on connaît la teneur de l’histoire qui vient souligner parallèlement le grand départ de cet acteur charismatique.

Lucky suit donc le quotidien d’un vieil athée de 90 ans dans une petite ville perdue dans le désert. Respecté mais mal compris, Lucky tente d’exposer à ses pairs une vision du monde complexe et non rigide. Le long métrage de John Carroll Lynch déroule un scénario qui tient autour du personnage principal campé par un Harry Dean Stanton impérial. La communauté vieillissante et quelque peu marginalisée de ce petit bled semble s’être construite à travers des liens invisibles et des dépendances liées aux habitudes du quotidien. Tout le monde se connaît et se côtoie, comme si la logique d’un grand puzzle humanitaire était à l’œuvre.


LUCKY CHARM

Le rôle d’un Lucky au milieu de cette rigidité générale tient plus à la remise en question profonde qu’à une provocation permanente. Il est isolé et libre penseur, et son existence même pose les questions sur le sens de la vie, son utilité et sa grande futilité. Franc et râleur, en bout de course, Lucky lance régulièrement à qui veut l’entendre qu’il n’est « rien » et qu’il faut profiter de ce que l’on a - message simple et non simpliste, entendu par ses camarades de comptoir et les adultes en plein questionnement.

Sans doute bien plus nihiliste qu’athée, Lucky pose pourtant un regard attendri sur ses congénères, des humains somme toute en souffrance, chacun poursuivant sa route avec les moyens qu’il possède. Le vieux Lucky semble avoir compris ce qu’il en est, sans avoir été influencé par les désirs et les perditions de ses voisins.

Les motifs du film s’étendent jusqu’aux détails métaphoriques, notamment celui de la tortue de terre que l’un de ses amis recherche tout au long du film : alors que celle-ci semble s’être évadée de l’emprise de son propriétaire, le message envoyé est celui de la survie de son espèce au-delà de la nôtre, alors même que l’animal porte sur son dos un cercueil et une douleur quasi permanente - autrement dit un fardeau général que chaque individu devrait se rappeler. Le film insiste : pour avancer, il faut toujours prendre du recul pour ne pas dire de la hauteur.


THIS IS THE END

Le film, malgré un fond d’une noirceur implacable, transporte avec lui une légèreté affichée et un enthousiasme pour la vie qui se pose en solution contre le manque de sens. Loin d’une naïveté qui pourrait poindre avec ce type de film, et malgré les virages attendus, on assiste à une histoire qui prend le spectateur par l’émotion et qui pourrait rappeler d’une certaine manière le Bagdad Café de Percy Adlon, pour ne citer qu’un archétype de ce genre d’ambiance. Réussi dans ce qu’il propose, c’est un film à réfléchir et à discuter lorsqu’on sort de son imposant souffle terrien des dernières minutes.

Le réalisateur a choisi un casting qui va en ce sens et qui reconstruit ici une famille symbolique. David Lynch incarne le propriétaire de la tortue et l’on retrouve à ses côtés Tom Skerritt, Ron Livingston ou encore James Darren, chacun transportant volontairement à l’écran l’univers antérieur qui lui est attaché. C’est la grande performance du film que d’arriver à apporter au cinéphile un message au-delà de ce qui est montré au premier abord. Le long métrage veut questionner ses spectateurs bien ailleurs.


Ironie de la vie, ou peut-être conclusion logique : Harry Dean Stanton est décédé en septembre 2017, laissant derrière lui une immense carrière et ce dernier film au message puissant. Lucky s’efforce effectivement tout au long de sa vie à essayer d’apporter à l’autre le questionnement ; une œuvre et une tâche qu’un acteur comme Stanton a également martelé par ses choix glorieux, originaux et importants tout au long de sa carrière. Malgré lui, le film porte ainsi une forme d’hommage immense, à la fois à ce type de personnage de l’Amérique profonde et à son acteur aux talents démultipliés.

EN BREF

Un film important et touchant pour les spectateurs qui sauront deviner quelles sont les intentions du metteur en scène et de ses comédiens, à travers une belle histoire métaphorique. Un dernier beau film pour le grand Harry Dean Stanton, décédé en septembre dernier.