30 septembre 2017

Ça : la version sombre et géniale du scénario que vous ne verrez jamais au cinéma


Alors que Ça s’impose comme un succès planétaire, on en apprend de plus en plus sur sa genèse.

En effet, la production du film est bien loin d’avoir été de tout repos. Le projet devait initialement être réalisé Cary Fukunaga, qui avait également rédigé un scénario adapté du roman de Stephen King avec Chase Palmer. Mais le réalisateur de la première saison de True Detective quitte la production en mai 2015, pour être remplacé trois mois après par Andrés Muschietti.

Cary Fukunaga

Depuis, Fukunaga a expliqué qu'il s'était heurté aux producteurs, qui refusaient de soutenir sa vision artistique. Sa version ayant donc été abandonnée, on désespérait un peu de la découvrir. Sauf que le texte vient justement d’arriver sur les Internets.

L’occasion était trop belle d’aller jeter un œil sur cette proposition. Je vous recommande de faire de même, pour peu que vous soyez à peu près à l’aise avec l’anglais (le scénario est juste ICI). Et pour les autres, vous trouverez ci-dessous une petite fiche de lecture, qui contient en premier lieu mon opinion sur le scénario, puis une liste des principales différences entre les deux visions de Ça.

Et bien sûr, si vous n'avez pas encore vu la version de 2017, ça va beaucoup spoiler.


LES LARMES DU CLOWN

Un constat s’impose et cela quelque soit votre appréciation du film d’Andrés Muschietti : le script de Palmer et Fukunaga est éminemment supérieur. Beaucoup plus noir, construit avec une fluidité très supérieure (oubliez l’enchaînement stérile de sketch horrifique pendant 50 interminables minutes), le récit est d’une densité et d’une efficacité extrêmement impressionnantes.

On note également le soin avec lequel la narration tend à imbriquer les différents récits, afin d’éviter de les dérouler trop platement. L’ensemble recèle quantité de séquences très radicales et inventives et ose souvent aller beaucoup plus loin que le film actuellement en salles, notamment dans la fidélité à l’horreur conçue par King, mais aussi dans la représentation de la sexualité.


Le choix de situer l’ensemble à la fin des années 80 tout comme la séparation entre les deux lignes temporelles du roman originale sont déjà présentes dans cette version, mais paraissent sur le papier moins abruptes.

Evidemment, il ne faut pas comparer un film bien réel et son ébauche de papier, qui ne verra pas le jour. Néanmoins, se pencher sur ces deux lectures des travaux de King est une excellente façon de s’interroger sur les problématiques d’une adaptation, à fortiori d’un matériau aussi célèbre et complexe que Ça.


LE JEU DES DIFFERENCES

Et quelles sont justement les divergences entre Muschietti et Fukanaga ? J'ai listé pour vous les altérations majeures d’un projet à l’autre.

Dès l’introduction, Richie Tozier est présent, via un talkie-waklie qui lui permet de discuter avec Bill (qui est roux). Cette scène, construite sur un montage alterné entre Georgie dans la cave et la discussion entre son aîné et Richie, contient des références à la Tortue, élément primordial du roman de Stephen King. Comme dans le film de Muschietti, une entité est bien présente, mais on ne la voit pas, pas plus que Georgie, et nous comprenons sa présence par le biais de plans en vision subjective.

La mort de Georgie respectait également l’idée du roman, où l’enfant a le bras arraché par Ça alors que la créature, déjà en train de se repaître de sa victime, la tire de toutes ses forces pour l’attirer dans les égouts, le désarticulant et démembrant au passage. Dans cette version, Bill ne s’illusionne pas sur le sort de son frère, dont le cadavre a été retrouvé dans la rue.


L’humour des enfants est toujours très présent, mais paraît plus « maladroit ».

Henry Bowers s’appelle ici Travis. Les parents des héros sont plus caractérisés et on voit plus nettement leurs traumas respectifs, notamment ceux de Bill, qui interagissent dans plusieurs séquences, et permettent de bien comprendre comment la ville « hypnotise » les adultes au détriment des plus jeunes.

La mère de Beverly est là, ancienne reine de beauté déprimée, obsédée par la puberté de sa fille. On le découvre lors d’une scène particulièrement crue, où elle laisse comprendre à sa fille que sa vie sera une suite de déceptions et d’horreurs, avant de lui lancer un tampon usagé au visage.

Le rabbin n’est pas le père de Stan, mais il l’identifie au fils qu’il a perdu. Stan cherche les toilettes, va dans celles des femmes à la synagogue, où il voit Ça pour la première fois sous la forme d’une femme nue, magnifique, lubrique et en putréfaction. Un hommage à Shining ? Possible. 


La confrontation entre Ben et Bowers arrive beaucoup plus tôt mais est quasi similaire, jusqu’à ce que Ben s’enfuie et frappe Bowers avec un enjoliveur.

Comme dans le roman, le club des loseurs construit un barrage dans les friches.

Il y a initialement une défiance entre Mike et les loseurs. C’est lui qui tombe sur les restes de l’usine où sont morts 88 enfants en 1906 lors des célébrations de Pâques, alors qu’il cherche à échapper à Bowers. Hockstettler rencontre Ça dans les ruines du bâtiment, fasciné par les indices marquant sa présence.

Beverly a une première expérience avec les voix du lavabo alors qu’elle urine, seule dans la salle de bain familiale. La scène a une symbolique plus ouvertement sexuelle que celle sanglante de Muschietti.


Il est établi très tôt dans le récit que les adultes ne voient pas les manifestations de Ça.

La question du racisme est abordée frontalement alors que Mike est soupçonné des meurtres d’enfants. Les enfants essaient de prévenir la police.

Le père de Mike, brutalisé par la police, dévoile à son fils comment il a compris l’essence de Derry. Il a assisté et survécu à l’incendie du Black Spot, perpétré par le KKK. Mais Leroy a vu le véritable auteur du massacre : Grippe-Sou qui manipulait les pyromanes et se repaissaient des malheureux survivant aux flammes. Après quoi Mike est confronté à Ça, dans la morgue de l’hôpital, lors d’une longue séquence hallucinatoire particulièrement éprouvante.


Les loseurs ne fraternisent plus avec lui en le sauvant de Bowers et en jetant des pierres, mais en le menaçant avec des feux d’artifices, juste après avoir mis en commun leur connaissances sur Ça. C’est pour échapper à la bande de Henry qu’ils vont se réfugier dans la maison de Neibolt Street. La séquence qui suit est alors très similaire à la confrontation du film de Muschietti, à la différence que le sang y joue un fort rôle symbolique et que les enfants prennent le dessus grâce à leur feux d’artifices.

Un flashback extrêmement violent montre comment en 1979, Ça manipule un bûcheron, lequel fait un carnage dans un saloon de Derry. Il s’agit en réalité d’une anecdote déterrée par Ben.


Ce sont les camarades de Bowers qui découvrent le meurtre de son père. Travis l’a poignardé et flingué à bout portant. Lorsqu’ils découvrent le corps, leur ami est devant la télé, fasciné par une émission animée par Pennywise. C’est lui qui le poussera à les tuer un peu plus tard.

Le climax sous-terrain est très différent. Tout d’abord, les loseurs vont tomber nez à nez avec une énorme membrane remplie d’araignées, la probable descendance de Ça, totalement absente du film actuellement en salles mais présente dans le roman. Ils seront ensuite attaqués par un tentacule appartenant à une créature aquatique qui possède un œil immense et lumineux. Ce sera leur premier contact avec les Lumières Mortes, que Grippe-Sous mentionnera nommément un peu plus tard.


Le groupe l’immole par le feu. Enfin, le changement peut-être le plus important : la fameuse communion sexuelle vécue par les enfants après l’affrontement est ici clairement sous-entendue, en dépit d’une ellipse. On peut raisonnablement supposer que la question était vouée à être abordée ultérieurement.

De quoi permettre d'imaginer un peu plus précisément ce que Ça aurait donné entre les mains de Cary Fukunaga.

27 septembre 2017

Stupid Things - Amman Abbasi


Il est de moins en moins fréquent de voir arriver chez nous un film sorti « de nulle part ». Et c’est pourtant le cas de Stupid Things d’Amman Abbasi. Ce dernier livre ici une proposition inclassable, à l’énergie touchante, incroyablement prometteuse.

LOW LOW FI

À l’heure où le cinéma dit indépendant a largement été capté par les grands studios via des filiales dédiées à des productions moins instantanément grand public, le plaisir de découvrir un geste de cinéma neuf, mû par un désir de création impérieux. C’est précisément ce que vient de réaliser Amman Abbasi avec Stupid Things. Touche à tout insatiable, l’homme a été restaurateur, scénariste, musicien, chef op, et tient ici à peu près tous les postes imaginables, chapeauté notamment par la productrice de Terrence Malick.


Dans un dénuement à peu près total, qui l’oblige à coller au plus près de ses personnages et ne jamais laisser échapper le flux continu d’émotions contradictoires qui émane d’eux, le réalisateur colle aux basques de Dayveon, qui arpente les chemins d’Arkansas, assommé par la mort de son frère, se demandant s’il doit à son tour rejoindre le gang auquel il appartenait. Classique sur le papier, le film doit constamment se réinventer pour contrecarrer ses moyens inexistants. En résulte un filmage accroché aux corps, rivés aux regards, qui sait transformer une carnation, le frémissement d’une paupière, en un choc tectonique.

SMART MOVE

La grande force de Stupid Things, c’est à la fois de subvertir et de renouveler des univers souvent visités par le Septième Art, tout en mariant des énergies à priori irréconciliables. Les espaces que nous visitons devraient nous évoquer ceux traversés par Jeff Nichols et David Gordon Green ces dernières années et paraissent pourtant terriblement neufs. On pensait tout connaître de l’incarnation filmique du film du gangster, mais ces types désabusés, picolant derrière un parking en jachère, se promenant dans de minuscules villes fantômes sont les spectres oubliés de ce cinéma.


De même, Stupid Things, s’il ne tient pas toujours bien son rythme et dilue parfois un peu ses modestes enjeux, parvient à créer un petit miracle atmosphérique, en cela qu’il allie toujours furie et contemplation, urgence et spleen. Deux dynamiques qui devraient se parasiter, sinon s’annuler, dont on devine qu’elles animent le metteur en scène comme son personnage principal, et qui électrice ce film précieux et inattendu à chaque instant.

EN BREF

Inattendu, pétri d'urgence, de mélancolie, de rage et de spleen, Stupid Things est un petit film, doublé d'un petit miracle.

22 septembre 2017

Ça - Andrés Muschietti


Si La Tour Sombre n'aura pas marqué les esprits, Ça se chargera de raviver la flamme Stephen King sur les écrans. Attendue de pied ferme par les fans de l'écrivain et les amateurs de film de genre, portée par une revue de presse très positive aux Etats-Unis et propulsée par un démarrage extraordinaire au box-office, la nouvelle adaptation du livre est sans conteste l'un des événements de la rentrée. Mais au-delà du buzz, de l'enthousiasme, de l'attente, le film d'Andrés Muschietti est-il à la hauteur ?

IL EST (VRAIMENT) REVENU

Adapter Ça de Stephen King n'est pas une mince affaire. Pas uniquement parce que l'histoire d'amour entre le cinéma et l'écrivain est pavée de déceptions et horreurs : publiée en 1986, cette histoire centrée sur un groupe d'amis qui affronte une entité terrifiante dans la petite ville de Derry, est certainement l'une des œuvres les plus riches de l'auteur. Ça a des airs de pièce maîtresse dans sa carrière, à la fois pour son approche absolue de l'horreur et son portrait terriblement beau et douloureux de l'enfance.

Si le livre est en grande partie connu grâce au téléfilm culte des années 90 avec Tim Curry, le champ était largement libre pour en tirer un film plus noble. Avec la Warner et New Line (derrière Conjuring et compagnie), le réalisateur de Mama Andrés Muschietti et le succès de Stranger Things (à laquelle a été emprunté l'acteur Finn Wolfhard) pour confirmer l'intérêt du public, Ça est donc revenu. Pour le meilleur, malgré quelques ratés.

Le club des Losers version ciné

LES ÉGOUTS DE L'ANGOISSE

L'introduction est un bon indice pour évaluer la couleur du film. La fameuse scène où le petit Georgie est tué dans un caniveau en plein orage installe une belle ambiance, grâce à une mise en scène solide et des effets simples. Le générique très sobre plonge doucement le spectateur dans l'univers, pour mieux l'attraper par la gorge avec la première apparition de la figure démoniaque incarnée par Bill Skarsgård. Plus proche du roman, à la fois dans la forme et dans le fond, cette première scène est une petite réussite qui saura sans aucun doute ravir le public. Et le plan très réussi du titre clôture parfaitement cette entrée en matière.

Mais ce début illustre aussi les limites du film au rayon frissons et horreur graphique. Il y a bien de la chair à vif, une mare de sang et un aperçu de la dimension cauchemardesque de Ça, mais le montage semble presque avoir peur de l'affronter de face - malgré un R Rated aux Etats-Unis, une interdiction aux moins de 17 ans non accompagnés.

Rien de honteux : Ça assure le service, offre une poignée d'images horrifiques parfois saisissantes, et remplit humblement sa mission. Mais Andrés Muschietti ne rend pas entièrement justice à la dimension étourdissante et terrifiante de ce clown venu d'ailleurs.

"Coucou, je suis la mise à jour de vos cauchemars d'enfant"

CLOWNVILLE

Ce plan récurrent où le clown avance vers la caméra, agité de sursauts artificiels au rythme d'un son strident, est un petit aveu de faiblesse de la part du réalisateur. Comme s'il n'avait pas confiance en sa créature au point de devoir l'animer en avance rapide, ou comme s'il devait obéir à un cahier des charges validé par les Conjuring et autres succès de ces dernières années. C'est là une grande limite du film : ne pas avoir su puiser dans ce personnage glaçant la matière à effroi attendue.

Le film a beau raconter une histoire de cauchemar absolu, Ça n'est pas très effrayant ou dérangeant. Il offrira certainement quelques sursauts et frissons mécaniques, mais difficile d'y voir autre chose de plus définitif ou féroce. Trop de jump scares et pas assez d'intensité, trop d'effets de montage et pas assez de mise en scène pure, trop d'apparitions de Grippe-sou et pas assez de moments pour l'exploiter : le clown omniprésent manque d'espace et de temps pour prendre son envol. Même une grande scène de peur comme celle de la projection souffre d'un montage hâché, d'une précipitation qui brise la valeur de l'action et en annule les effets.

Bill Skarsgard est Ça

C'est d'autant plus dommage que Grippe-sou est réussi. Son maquillage (les célèbres Alec Gillis et Tom Woodruff notamment crédités), son costume, son sourire, sa voix, sa façon de se mouvoir : le clown prend une forme captivante, plus vive et reptilienne que dans le téléfilm des années 90. S'il abuse un peu des rires grandiloquents et des expressions hallucinées sur son visage, Bill Skarsgård incarne avec brio la chose, grâce notamment à son corps bien exploité par la mise en scène - le contraste avec la taille des enfants fonctionne très bien. Dans ses meilleurs moments, le film brille par la force de quelques idées qui donnent à l'entité ce caractère fou : un Georgie sous forme de marionnette glaçante, une main qui reste posée sur le rebord d'un tuyau entre deux métamorphoses, une danse finale où le visage de Ça reste statique tandis que le décor tremble. 

Si Andrés Muschietti conserve le côté très mécanique de son premier film, Mama, il se repose sur des arguments solides. La direction artistique est impeccable, avec un soin apporté à tous les étages - la patine des décors, les costumes eighties, jusqu'aux gueules des seconds rôles. Et la photo du Coréen Chung-hoon Chung, collaborateur privilégié de Park-chan Wook depuis Old Boy, offre de superbes images pour créer une atmosphère de conte intemporel. Seul hic regrettable : la musique insignifiante de Benjamin Wallfisch (Dans le noir, Annabelle 2).


LE CLUB DES SEPT

Comme dans le roman, la grande force de Ça est le groupe de héros. Le choix de consacrer un film entier aux enfants (le roman entremêle leurs aventures avec celles des adultes, dans un constant vas-et-vient) est logique, et fonctionne parfaitement : le club de losers est central dans l'histoire, et apporte toute la dimension mélancolique et violente sans laquelle Ça serait un simple croque-mitaine. 

De ce côté, c'est une réussite incontestable : Jaeden Lieberher, Finn Wolfhard, Wyatt Oleff, Jeremy Ray Taylor, Jack Dylan Grazer, Chosen Jacobs et Sophia Lillis forment une superbe bande, drôle et touchante. Les interprètes de Beverly et Richie (Mike dans Stranger Things) tirent leur épingle du jeu : elle, derrière son visage envoûtant, apporte toutes les nuances à ce superbe rôle, certainement le mieux adapté du roman ; lui, grâce à une énergie qui anime le groupe sans pour autant desservir un personnage terriblement touchant.

Si le scénario décevra les fans du livre en laissant de côté énormément de matière, le film compose une jolie harmonie avec ces outsiders attendrissants. Et ce sera bien utile vu la narration bancale, coincée entre démonstrations mécaniques des peurs dans une première partie pas très fine, et scènes d'exposition didactiques où le mystère est décrypté en quelques instants.

Jaden Lieberher et Sophia Lillis : Bill et Bev, personnages inoubliables de Ça

Par petites touches, Ça parvient même à effleurer la force discrète des mots de Stephen King - Ben qui laisse traîner son walkman derrière lui, Eddie qui pose son vélo différemment des autres, la panique de Richie dans la maison, le regard éternellement triste de Beverly et les mots terribles de son père. Le film lutte pour condenser tous les éléments du roman et composer la même toile dramatique, mais se sauve lui-même en visant juste sur ce groupe. Si le métrage passe souvent à côté de la délicatesse de l'histoire, comme lors d'une bataille de cailloux un brin ridicule ou d'une relation trop simplifiée entre Bev et Ben, il brille grâce à ces mômes. En ça, il a compris le livre de Stephen King et tenté de lui rendre justice.

Et ce n'est pas un hasard si tout se termine sur une note douce teintée de mélancolie, plutôt qu'une image d'horreur : lorsque le titre Ça réapparaît pour clôturer le film, avec le sous-titre Chapitre 1 pour avertir le public que la suite arrive, ce n'est pas le sourire infernal du clown qu'il faut garder en tête, mais le cœur de ces beaux losers.

"Allez,viens, on va bien s'amuser !"

EN BREF

Inutile de chercher à démontrer que le film Ça n'est pas à la hauteur du magnifique et terrifiant livre de Stephen King : c'est une évidence. Transposée au cinéma, la première partie de l'histoire devient un petit film d'angoisse efficace mais un peu limité, qui ne parvient pas à capter toute l'ampleur de ce personnage iconique. Mais grâce aux excellents acteurs, une direction artistique très réussie et quelques idées saisissantes, le club des losers nous embarque avec eux.

13 septembre 2017

Mother ! - Darren Aronofsky


Venu du cinéma d’auteur malin et expérimental, passé par le trip sous acides hyper hypé, puis la transe new age mégalo, avant de se réinventer en maître du thriller organique pour s’aventurer du côté du blockbuster faussement biblique et vraiment sous LSD, Darren Aronofsky n’est pas un cinéaste aisé à appréhender. Et gageons qu’avec le renversant Mother !, il va laisser plus d’un spectateur groggy, sidéré par l’uppercut que lui destine le cinéaste.

PRINCESSE DES TENEBRES

En dépit d’un talent monstrueux tant qu’il est question d’assembler des myriades d’images à priori peu compatibles, afin de provoquer chez son public une pure réaction physique en adéquation avec son sujet Aronofsky est toujours demeuré un inébranlable bourrin. Qu’il aborde l’aliénation toxicomane dans Requiem for a Dream, l’Art jusqu’au sacrifice de soi dans Black Swan, ou dans The Wrestler, il ne coupe jamais les cheveux en quatre, se saisit de ses sujets à bras le corps et les jette au visage du spectateur.


Une démarche frontale, souvent brutale, qui concourait à faire de The Fountain un sublime gloubi-boulga ou de Noé une proposition passionnante, hélas jamais en phase avec les spectateurs ciblés, mais qui fonctionne parfaitement avec l’intrigue resserrée de Mother. Nous y suivons Jennifer Lawrence en jeune épouse hallucinée d’un Javier Bardem qui convie sans raison apparente un couple d’inconnus dans leur vaste demeure, laquelle ne tarde pas à se transformer en dédale cauchemardesque.

Avec une hargne jamais atteinte précédemment, le cinéaste crée un réseau d’interprétations et de métaphores, toutes possibles, toutes envisageables, qu’il laissera au spectateur le soin de démêler, préférant se concentrer sur l’impact immédiat généré par les visions qu’il convoque. Son héroïne est-elle une ambassadrice des femmes, phagocytées et parasitées par des désirs masculins conquérants ? Une allégorie de la nature, que l’humain tente par tous les moyens de subvertir et de dominer, ou un emblème de la créativité, de ses détours et violents soubresauts ?


ROSEMARY SANS ANESTHÉSIE

Peu importe. Le metteur en scène est bien trop occupé à engendrer une mosaïque folle, dont les organes vitaux mutent perpétuellement, jusqu’à former un corps hybride et fascinant. Gardant Lawrence au centre de son découpage, il orchestre un dispositif plus économe que d’accoutumée en termes de mouvements d’appareils, et choisit de se focaliser sur le rendu de sa pellicule 16mm, l’irrésistible oppression jaillissant initialement de ses interminables errances dans son décor labyrinthique, avant de lâcher les chevaux. 

On se gardera bien de révéler le tournant du film, mais mother! se propose tout simplement de basculer dans la pure hallucination évoluant en un film d’horreur bubonique viral et surpuissant. Alors que le réalisateur sur-multiplie les visions tantôt grotesques, dérangeantes, superbes ou tout simplement puissantes, on en oublie progressivement les nombreux impairs, le côté petit malin démonstratif dont il ne s’est jamais départi pour apprécier la richesse de la vision qui déchire l’écran.


Certes, Aronofsky se hisse toujours sur les épaules de Polanski, Carpenter et Satoshi Kon sans daigner signifier combien il leur doit et son métrage est plus un patchwork d’influences jamais rassemblées auparavant, plus qu’un condensé véritablement original. Il n’empêche, les auteurs capables de tant de radicalité, d’un geste de cinéma aussi enragé et esthétiquement maîtrisé deviennent de plus en plus rares, et on aime trop sortir d’une salle de cinéma titubant, tripes par-dessus tête, pour faire les fines bouches.

EN BREF

Darren Aronofsky est peut-être un petit malin, mais il demeure le plus doué et jusqu'au boutiste, comme le confirme ce mother! radical, parsemé de visions hallucinantes.

08 septembre 2017

Une journée en enfer - John McTiernan


En 1994, lorsqu'Andrew Vajna, succède à Laurence Gordon et Joel Silver au poste de producteur sur la saga, John McTiernan se trouve quelque peu au creux de la vague. Couronné par les succès de Predator et Piège de cristal, puis consacré par le méga-carton d'A la poursuite d'Octobre Rouge, le cinéaste essuie deux revers consécutifs avec les échecs de Medecine man et surtout Last action hero. Retour à la case départ pour le cinéaste donc, qui a besoin d'un succès pour remonter sur les marches du podium, du moins est-ce l'image qu'il choisit de projeter aux producteurs venus l'appâter. 

En effet, Une journée en enfer s'apparente à de nombreux égards à un acte terroriste de sa part, comme s'il s'agissait de cracher un gros molard dans la soupe pour être sur que personne n'ait plus envie d'y goûter. John McTiernan ne pouvait décemment se contenter de suivre les traces du réalisateur acceptant de montrer patte blanche pour conserver sa place sur la A-List, et va se servir du projet comme Cheval de Troie pour signer une bonne fois pour toute le testament de la franchise et, par extension, du genre tout entier. Vous n'avez pas voulu de la transition en douceur avec Last Action Hero ? Vous aurez droit à la manière forte avec Une journée en enfer. Attention, le baroud d'honneur va piquer.


D'emblée, l'ouverture du film donne le ton. Après quelques plans nous dépeignant avec entrain la vie new-yorkaise, une explosion vient brutalement interrompre cette exposition touristique. Si le début de Piège de cristal installait le spectateur dans un songe, alors celui d'Une journée en enfer fait office de réveil brutal, façon horloge stridente qui vous promet une journée difficile (ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'on retrouve McClane en train d'émerger de sa gueule de bois).

Le choix d'étendre la zone d'action à une ville toute entière semble ici émaner de deux soucis complémentaires : d'abord élargir la zone de jeu pour accentuer l'empreinte chaotique de l'environnement, et confronter ses personnages au réel pour la franchise « confort » ouaté du soigneusement délimité. Or, la résurgence du réel s'impose comme l'enjeu thématique et formel principal du film, celui par lequel McTiernan va véritablement effectuer son travail de transgression. En réintroduisant la caméra à l'épaule dans le cinéma populaire, outil appelé à devenir la norme la décennie suivante, McTiernan fait ostentatoirement pénétrer le chaos du réel dans le tissu fictionnel, systématisant de plus en plus le procédé à mesure que McClane et Zeus se rapprochent de leur ennemi.


Un formalisme destiné à relayer le sentiment d'urgence imposé par une situation en effervescence, mais qui sonnera comme la corruption des ressorts de la fiction lorsque McClane comprendra la machination de Simon au détour d'un magistral travelling-compensé. A ce titre, il est rageant que les producteurs aient choisi d'éjecter la fin originellement tournée, visible sur le DVD & Blu-ray, pour la remplacer par un climax (tourné par Jonathan Mostow quelques semaines avant la sortie) beaucoup plus consensuel.

D'une certaine façon, Une journée en enfer constitue l'exacerbation littérale de l'univers de McT, qui n'a peut-être jamais cinématisé ses thématiques qu'avec ce film. A tel point que si l'on pouvait parler de surfictionnalisation devant la narration très particulière du premier film, on emploiera à l'inverse le terme de sur-réel concernant Une journée en enfer : McT s'ingénie à prendre le concept de réel d'assaut dans son acception la plus chaotique. Une démarche répondant à une logique cinégénique, dans la mesure où l'amplification de l'unité de lieu exigeait des partis-pris de mise en scène susceptibles de s'adapter à ce changement, mais également à une logique théorique de la part du réalisateur, visiblement conscient d'emmener le genre au bord du précipice.


Signe qui ne trompe pas, la reprise durant la prise de la banque fédérale américaine par l'armée de Simon de la partition militaire utilisée par Stanley Kubrick sur Dr Folamour, film précisément centré sur les dernières heures d'un monde ayant activé le mode autodestruction. Soit une définition qui sied parfaitement à ce troisième Die Hard. Le last action movie ?

EN BREF

Frère jumeau et pourtant conceptuellement antithétique du premier Die Hard, Une Journée en enfer sera l'ultime sommet de la franchise... avant une grosse descente aux enfers.

06 septembre 2017

Star Trek : le meilleur épisode de la série ?


Star Trek, c'est la série originale de 1966 à 1969, La Nouvelle Génération de 1987 à 1994, Deep Space Nine de 1993 à 1999, Voyager de 1995 à 2001, Enterprise de 2001 à 2005. Sans compter une dizaine de films autour des séries et les films modernes de J.J. Abrams et Justin Lin depuis 2009.

A l'origine de ce phénomène qui va bien au-delà des fameux trekkies, il y a pourtant une série, imaginée par Gene Roddenberry, qui n'a duré que trois saisons avant d'être annulée faute d'audiences satisfaisantes pour NBC, alors même que les fans se battaient pour la sauver. Née après plusieurs modifications en profondeur et un premier pilote abandonné, où le personnage du capitaine Kirk n'existait pas encore, la série originale a vite emballé et embarqué son public dans les folles aventures de l'Enterprise, piste de décollage pour l'imagination.

Parmi les 79 de la série matricielle, un épisode est resté gravé dans les mémoires : The City on the Edge of Forever (Contretemps en VF), épisode 28 de la première saison diffusé en avril 1967. Encore considéré comme l'un des grands moments de la mythologie Star Trek, il tourne autour du voyage dans le temps, avec des notions devenues depuis ordinaires dans le genre. La célèbre Joan Collins, connue notamment pour son rôle dans la série Dynastie, est l'invitée de luxe.


"I AM THE GUARDIAN OF FOREVER"

L'histoire démarre avec l'Enterprise qui traverse une zone de turbulences temporelles. Alors que le médecin Leonard McCoy s'apprête à soigner Sulu, une secousse remue le vaisseau : il s'injecte accidentellement une énorme dose de cordrazine, qui le plonge dans un état de paranoïa et de panique. McCoy se téléporte sur la planète la plus proche, suivi par Kirk, Spock, Uhura et quelques membres de l'équipage. Le groupe découvre alors un étrange portail temporel dans lequel McCoy disparaît. Le portail leur explique qu'il a échoué dans le passé, et qu'il a modifié le cours des évènements : l'Entreprise, la Fédération n'existent plus.

Kirk et McCoy décident de suivre McCoy pour tenter de le ramener et réparer le tissu du temps. Ils atterrissent ainsi dans le New York des années 30, en pleine Grande Dépression, un mois avant l'arrivée de McCoy. Alors qu'ils tentent de se fondre dans la masse, ils rencontrent Edith Keeler (Joan Collins). Jeune femme idéaliste, elle dirige un refuge et les aide, notamment parce qu'elle croise le regard du séducteur Jim Kirk.

Alors qu'ils tombent amoureux, Spock découvre la terrible vérité : l'arrivée de McCoy, qui croisera aussi la route d'Edith, lui évitera de mourir renversée par une voiture. Elle lancera alors un mouvement pacifiste qui retardera l'entrée des Etats-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, permettant ainsi aux Nazis de développer l'arme nucléaire et gagner. Edith doit donc mourir pour sauver le monde, malgré elle.


McCoy finit par arriver à son tour, et le trio se retrouve. L'inévitable se met alors en place : Edith s'apprête à les rejoindre lorsqu'un camion approche. Kirk a d'abord le réflexe d'aller à son secours, avant de s'en empêcher. Lorsque McCoy essaie à son tour de la sauver, il l'arrête, détournant les yeux pour ne pas voir celle qu'il aime mourir par sa faute.

Edith morte, l'histoire reprend son cours. Kirk, Spock et McCoy reviennent dans leur présent, où l'Entreprise est réapparu. Le portail leur confirme que le tissu du temps a été réparé avant que Kirk, sombre, ordonne à son équipe de retrouver leur vaisseau et quitter ce planète.


"Assassins ! Murderers ! Murderers ! Assassins !"

The City on the Edge of Forever a été imaginé par Harlan Ellison, écrivain de science-fiction qui signera par la suite quelques épisodes d'Au-delà du réel et La Cinquième Dimension avant d'être consultant sur Babylon 5. La première version était sensiblement différente : un lieutenant avec de sévères problèmes de drogue, qui apparaissait pour la première fois, était condamné à mort après avoir tué un membre de l'équipage. Kirk et Spock l'escortaient sur une planète voisine pour l'exécuter, et le groupe découvraient une ancienne civilisation où des gardiens de presque 3 mètres de haut protégeaient le fameux portail temporel.

Le condamné à mort parvenait à le traverser, avant que les Gardiens annoncent qu'il avait modifié l'Histoire. Contrairement à l'épisode diffusé, le groupe revenait à bord de l'Enterprise, qui n'avait pas disparu mais était aux mains de rebelles. Ils revenaient consulter les Gardiens, qui leur expliquait d'emblée le rôle d'Edith, dont la mort empêchée par le lieutenant avait des répercussions énormes. Kirk tombait amoureux d'elle en connaissant la vérité. Finalement incapable de la laisser mourir, il était aidé par Spock, qui permettait à l'Histoire de reprendre son cours.


The City on the Edge of Forever a vite inquiété la production à cause du budget nécessaire à la première version. Plusieurs éléments, comme les combinaisons que les personnages devaient porter sur la planète des Gardiens, ont été enlevés pour réduire les coûts, et le scénario est passé entre plusieurs mains pour qu'il corresponde aux canons de la série.

Le budget alloué de 191 000 dollars, supérieur aux 185 de l'épisode classique, a finalement gonflé jusqu'à 245 ou 257 000 dollars.


"She was right. But at the wrong time."

Peu importe : The City on the Edge of Forever a participé pour beaucoup à l'aura de Star Trek en offrant une belle aventure, savant mélange d'humour, de suspense et d'émotions. Gene Roddenberry a toujours dit qu'il était parmi les dix meilleurs épisodes de la série, voire le meilleur.

Un épisode qui a entraîné une guerre entre le créateur de la série et Harlan Ellison : celui-ci avait accepté de soutenir Star Trek pour l'empêcher d'être annulée après la première saison, avant d'être rejeté par Roddenberry, blessé que l'auteur ait presque renié The City on the Edge of Forever.


Un épisode qui est aussi entré dans la culture populaire pour son audace : la dernière phrase, "Let's get the hell out of here", a provoqué un petit scandale puisque c'était l'une des toutes premières fois qu'un mot comme "hell" était utilisé à la télévision.

"Save her, do as your heart tells you to do, and millions will die who did not die before."

Mais ce qui fait de The City on the Edge of Forever un épisode si mémorable, c'est bien évidemment cette tragique histoire d'amour entre Jim et Edith. L'éternelle interrogation sur le voyage dans le temps, l'immuabilité des évènements et l'effet papillon sont depuis entrés dans le langage courant des films de science-fiction, mais Star Trek reste l'un des pionniers du genre après la littérature.


En à peine 50 minutes, l'épisode tente ainsi de construire une histoire d'amour, une aventure palpitante, tout en nourrissant la complicité de Kirk et Spock. Les ficelles sont parfois grossières : Edith se lance sans vraie raison dans un discours sur les étoiles, et sa mort permet simplement de sauver le monde du nazisme. C'est une visionnaire, une âme pure qui aide son prochain, qui a la conviction profonde que l'humanité est capable d'aller dans l'espace, au-delà des limites de l'imagination.


Mais le message de The City on the Edge of Forever est plus ambigü. C'est à cause d'une manifestation pacifiste, et d'une humaniste, que le nazisme aurait pu triompher. La lecture est plus complexe que prévue, à tel point que Joan Collins, qui interprète Edith, a répété au fil des années que le personne était pour elle une sympathisante nazie. Ellison a affirmé que ça n'avait jamais été l'intention, mais le point de vue a du sens.

L'épisode met en jeu de manière archétypale les notions de sacrifice, de bien commun, et fait entrer en collision la grande et la petite histoire ; Kirk est ainsi tiraillé entre sa mission au sein de la Fédération et sa simple humanité, avec la nécessité de perdre d'une manière ou d'une autre, et de ne pas rentrer victorieux, cette fois.


Preuve que derrière ses vieux effets, son écriture désuette et son aura de pure nostalgie, Star Trek demeure un objet passionnant.