26 mai 2018

Fahrenheit 451 - Ramin Bahrani


Annoncée il y a quelques mois, cette nouvelle version du livre de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, avec Michael Shannon, Michael B. Jordan et Sofia Boutella, produite et diffusée par HBO (OCS en France) avait surpris son petit monde. Elle avait aussi inquiété pas mal de gens au passage, parce qu'il y a quand même un film qui existe déjà, et pas n'importe lequel : un classique signé François Truffaut.

LE BÛCHER DES VANITÉS

Bien que cela soit malheureusement incontournable, il ne faudrait pas trop jouer au jeu de la comparaison pour vraiment appréhender cette nouvelle lecture du roman de Ray Bradbury. Parce que 50 ans séparent le film de Truffaut et celui de Ramin Bahrani et qu'entre-temps, la société occidentale a énormément changé. Puis parce que surtout, dans ce laps de temps, Fahrenheit 451 est passé du statut d'oeuvre dystopique à celui d'histoire d'anticipation. C'est en tout cas l'angle clairement choisi et assumé par cette relecture terriblement actuelle.


Dans un futur proche, la culture est devenue l'ennemi. Il n'y a plus que trois livres autorisés par un gouvernement tyrannique, les civils sont drogués à leur insu pour oublier leur passé et donc qui ils sont. Les stars du moment sont les pompiers, des soldats chargés de détruire par le feu tout ce qui pourrait constituer un élément culturel félon et subversif : CD, films, tableaux, livres, tout y passe.

C'est dans ce contexte que nous faisons la connaissance de Montag, un pompier à la carrière prometteuse, pris sous l'aile de son supérieur Beatty, qui va sacrément remettre en cause la société après avoir débusqué une Anguille (une clandestine vivant entourée de livres) et avoir assisté à son immolation. En subtilisant un livre, il va découvrir que la société dans laquelle il vit n'est pas forcément ce qu'elle semble être.

MI-CUIT

Notre plus grande crainte était évidemment que l'histoire de départ ne soit appauvrie et maltraitée pour répondre aux canons actuelles. Que cela entraîne une simplification des enjeux et du discours pour la vider totalement de sa substance, comme Hollywood en a malheureusement trop l'habitude en ce moment. C'est donc avec un grand plaisir que nous comprenons, dès les premières minutes qu'HBO n'a pas cédé aux sirènes du politiquement correct. Bien au contraire.

En effet, ce nouveau Fahrenheit 451 se permet même d'aller encore plus loin que son modèle en prenant en compte les évolutions douteuses de notre civilisation. Ainsi le monde que l'on nous présente est une conséquence directe de la société dans laquelle nous vivons actuellement, dominée par les réseaux sociaux, où le concept de vie privée s'étiole de jour en jour et où la nécessité narcissique remplace la main tendue à son voisin. Dans ce contexte, l'histoire prend un tout autre sens, beaucoup plus amer et troublant.


C'est bien à un gigantesque cri d'alarme que nous avons affaire. Cela dit Ramin Bahrani (99 Homes) a l'intelligence de ne pas faire passer le fond avant la forme et de faire de son film avant tout un objet de divertissement, très sombre et envoûtant par bien des aspects. C'est pourtant au détour d'un simple dialogue que le film nous ouvre son coeur, lorsque l'on nous explique que contrairement à ce que l'on pourrait penser, il n'y a pas eu de coup d'État pour imposer une dictature. L'anéantissement de la culture (et donc des esprits et du libre-arbitre) a été voulu inconsciemment par la population qui ne demandait que cela en se divisant en groupes communautaires qui voulaient interdire tout ce qui pouvait choquer au nom d'une morale un peu floue.

Cela fait évidemment écho à tout ce qui se passe actuellement et que l'on ne cesse de relever en tentant de comprendre ce qui nous arrive, tout en nous mettant en garde. Et, de ce point de vue, le film est terrorisant parce que parfaitement crédible. Quand on prend uniquement en compte son histoire, ses personnages et son message, Fahrenheit 451 est une réussite éclatante.


LA CHAIR ET LES CENDRES

Si l'on veut vraiment profiter de ce film, il ne faut donc pas le prendre comme une adaptation du livre original ou une nouvelle version du film de Truffaut mais bel et bien comme leur réactualisation tout autant qu'une variation sur le concept. Si le film respecte les péripéties du roman dans les grandes lignes, leur traitement risque de faire grincer quelques dents.

On vous prévient tout de suite, effectivement l'histoire a été arrangée en fonction des canons actuels. Il y a donc bien une histoire d'amour entre Montag et Clarisse (mais elle est très intelligemment faite), le rapport entre Beatty et Montag se base sur une relation père-fils (mais cela s'inscrit logiquement dans le propos) et la dernière partie verse un peu trop dans l'action (mais atteint sans mal son objectif).


D'un point de vue strictement formel, le film oscille entre un univers assez épatant qui tire son influence de la science-fiction dark-indus de certains films des années 90 et une facture plus télévisuelle qui trahit un manque d'ampleur général. Michael Shannon est parfait comme d'habitude, et les gros ajouts de son personnage le rendent encore plus tragiques et montrent bien la contradiction avilissante de cette société. Michael B. Jordan lui, semble plus en retrait au départ, éteint, distant, mais c'est tout à fait logique puisque son personnage passera l'histoire à découvrir sa propre humanité. Il est, dans cette perspective, parfait. Sofia Boutella, quant à elle, compose une Clarisse sensible et mélancolique qui change énormément des rôles qu'on lui confie actuellement et elle assure pleinement le job.

Au final, Fahrenheit 451 est réellement un film à voir parce qu'il a parfaitement capté l'esprit de l'époque et la direction que l'on prend. Il est en même temps un film prenant et divertissant qui réserve de très belles séquences tout en nous rappelant douloureusement que notre plus grand ennemi n'est jamais que nous-même. Fahrenheit 451, si l'on arrive à faire abstraction de son glorieux aîné, est une énorme réussite.


EN BREF

Tétanisant par son discours très actuel, Fahrenheit 451 s'est permis de gros changements pour coller à son époque. La meilleure solution possible pour un film destiné à devenir très important si nous ne changeons pas notre manière d'appréhender le monde.

17 mai 2018

Happy - Brian Taylor


Révélé avec les trips Hyper Tension et Hyper Tension 2, Brian Taylor revient en forme avec la série Happy !, gros trip drôle et vénère aux amphèt' mâtiné de touchantes fulgurances, créé par Darick Robertson et Grant Morrison.

Nick Sax est un ancien flic modèle devenu un tueur à gages, et une véritable décharge humaine. Alcoolique, violent, cynique, drogué, affreux, sale et méchant, il vogue (enfin, zigzague à contresens sur une autoroute) de contrats en débordements suicidaires en passant par quelques arrêts cardiaques. Mais son "quotidien" va se retrouver complètement bouleversé par deux évènements simultanés et liés d’une certaine manière : un contrat qui tourne mal suite à un imprévu… et l'arrivée de Happy, un petit cheval bleu avec des ailes que seul lui voit.

Happy, véritable personnage de cartoon (mais qui existe vraiment, rangez vos théories nulles sur un dédoublement de personnalité du héros), est en réalité l’ami imaginaire d’Hailey, la fille de Nick, dont il ignorait l’existence. Or, cette dernière a été enlevée et Happy est venue trouver Nick pour qu’il la sauve des griffes d’un psychopathe habillé en Père Noël : Very Bad Santa. Nick Sax va devoir défourailler sec pour trouver son chemin jusqu’à sa fille... et faire un peu la paix avec lui-même et sa lassitude de l'existence.

Nick Sax, épisode 1, moins de 5 minutes. Bonjour.

HYPER ATTENTION

Happy ! est l'adaptation des comics éponymes de Grant Morrison et Darick Robertson, crédités comme créateurs du show d'abord diffusé sur Syfy aux Etats-Unis, avant d'arriver notamment en France sur Netflix.

Une série dont on pouvait légitimement attendre le pire comme le meilleur, car elle est en grande partie réalisée par Brian Taylor, derrière cinq des huit épisodes de cette première saison (la deuxième a été commandée). Or, s'il est capable du meilleur, comme on a pu le voir avec les deux Hyper Tension avec Jason Statham (qui les ont révélés lui et son copain Neveldine) ou avec Ghost Rider 2 : L'Esprit de vengeance, il est aussi capable du franchement plus que pire avec Ultimate Game ou Mom and Dad (ou le scénario de Jonah Hex). Alors, coupons court au suspense et disons-le sans détour : allez-y, c’est de la bonne, voire très bonne si vous accrochez vraiment à cet univers vulgaire et complètement barje au style photographique grand guignolesque.

Une série qui a de la gueule

Happy ! a énormément de qualités pour elle, à commencer par le plus important pour une série qui mise à ce point sur l’action et l’hystérie collective : c’est foutrement bien rythmé et surtout très bien réalisé, et même par moment vraiment joli plastiquement parlant. Les scènes d’action ont beau être menées à fond la caisse, on sent vraiment que la lisibilité et la fluidité de l’image ont été l’alpha et l’omega de Happy !, la condition sine qua non pour qu’une prise soit validée ou non. Et à l’exception d’un combat à la hache, l’exercice est parfaitement réussi et régulièrement assez décapant.

Sur la langue le buvard stp.

L'ÉQUILIBRE DU TRASH

La deuxième plus grosse qualité de la série, c’est la maîtrise de son ton. Brian Taylor, comme d’habitude, emballe ici une série volontairement trash et outrancière, mais loin de la décadence débile ou de la provoc creuse d’un Ultimate Game par exemple. Il réussit la plupart du temps à mélanger avec succès un humour bouffon avec des violences des plus sinistres (on pèse nos mots, on n'oubliera pas de sitôt l’exhorbitante scène du Destructeur de Mondes, ni le révulsant micro-ondes).

Autre gros point fort : Happy ! a su doser exactement comme il fallait ses personnages, toujours hauts en couleurs et hyperactifs, mais jamais inutilement hystériques ou vainement gueulards. Brian Taylor ne cède donc pas à la facilité de ce côté là et n’oublie jamais de prendre le temps d’assoir ses personnages (surtout les secondaires), de leur donner ce qu’il faut de profondeur et même de temps de pauses pour qu’ils puissent se déployer autant qu’il leur est nécessaire.

Smoothie à gauche, dans la scène la plus incroyablement WTF

Du très important Blue au beaucoup plus anecdotique Le Dick (oui oui), personne n’est laissé pour compte, et ce soin apporté à l’univers fait vraiment du bien à Happy ! car il lui donne une belle cohérence et une solidité à toute épreuve (enfin presque). Les deux plus belles réussites de Brian Taylor à ce niveau-là sont très clairement Smoothie (excellentissime Patrick Fischler), dont chaque apparition est attendue avec un mélange d’excitation sadique et de terreur tétanisante, et Happy lui-même.

On vous promet, Happy est un personnage super

Si notre petit cheval bleu souffre malheureusement d’une introduction et de premières scènes assez bancales qui le feront passer pour un autre comic relief jetable et agaçant, il se révèle cependant dès l’épisode 3 être le véritable cœur émotionnel de la série qui porte son nom en plus d’être le précipité cristallisé du sentiment doux-amer qui traverse Happy ! sur l’enfance, le fait de grandir, ou sur l'innocence (ce qui forme un duo complémentaire assez efficace avec les thématiques bien plus mortifères dont Nick Sax se fait le vecteur). Pour peu que vous passiez outre ses premières apparitions un peu faiblardes, ce personnage devrait de manière assez surprenante faire vibrer une corde sensible surtout dans la deuxième moitié de la saison.

Une dynamique de buddies qui marche très très bien

PRESQUE HAPPY END

Happy ! est donc un très bon moment à passer : jamais on ne s’ennuie, régulièrement on sourit et toujours on a envie de lancer l’épisode suivant, et à l’arrivée on ne regrette absolument pas l’investissement, mais il y a bien évidemment quelques petites choses qui fonctionnent moins bien.

D’abord, à force d’enchaîner les gags trashs et les grimaces excessives, il y a nécessairement des saillies qui fonctionnent moins bien ou des scènes un peu too much. Il y a toujours un moment, une réplique, une situation au sein d’un épisode où l’on regrette un peu que Brian Taylor ne soit pas descendu d’un ton, ne se soit pas un peu plus pris au sérieux ou n'ait pas évité de verser dans des facilités racistes ou sexistes.

Jamais de quoi crier au scandale, simplement ces écarts sont un peu lourds et inutiles, en plus d’être rarement drôles (le gag de la fellation, les Chinois et leurs biscuits, bref). Happy ! souffre également d’un petit problème de cohérence vis-à-vis de ses éléments surnaturels, dont les règles demeurent assez floues voire varient un peu en fonction des besoin du scénario.

Joyeux Noël. Et surtout, la santé.

Mais le plus gros point faible de la série tient en réalité en un mot : son protagoniste. On ressent certes beaucoup d’empathie pour Nick Sax dès les premiers épisodes, mais elle s’essouffle rapidement, d’abord parce qu’on a vite fait le tour du personnage et ensuite parce qu’il les personnages secondaires ont une sacrée tendance à être plus intéressants que lui. Il faut dire en plus qu’il n’est pas très bien servi par Christopher Meloni.

C’est pourtant un excellent acteur d’habitude, mais ici, une fois l’intrigue lancée pour de bon et passée une excellente scène émotionnelle dans le métro, il a tendance à servir toujours les mêmes grimaces et s’enfermer dans un ton badass monocorde un peu lassant à la longue. Heureusement, le caractère auto-destructeur du personnage de même que son espèce de chance karmique délirante (mais presque pas assez) parviennent à maintenir l’intérêt à flot.


Enfin, on regrettera très amèrement que le dernier épisode n’arrive pas à trancher entre conclusion décisive du récit et envie de faire une saison 2. Difficile de rentrer dans les détails sans spoiler, mais il est assez agaçant de voir Happy ! rétropédaler (parfois vraiment jusqu’à l’abus) quant aux sorts de certains de ses personnages ou à la conclusion de certaines de ses intrigues. Bref, il fallait faire un choix, et pas servir deux soupes mélangées. Mais bon, ces petites scories puent tellement les greffons et les modifications faits à la va vite une fois l’évocation d’une éventuelle commande de saison 2 qu’on pardonne à Brian Taylor.

EN BREF

Autrefois, pour fuir l'angoisse du monde, on nous invitait au voyage. Brian Taylor nous invite plutôt au délire énergique, et même si la musique est un peu trop forte ou que la drogue aurait pu être un peu mieux coupée, plutôt rejoindre cette fête chaotique et déchaînée que de rester chez soi avec une tisane.

08 mai 2018

Cargo - Ben Howling et Yolanda Ramke


Dernière nouveauté du catalogue Netflix au rayon films de genre : Cargo, premier long-métrage de Ben Howling et Yolanda Ramke, qui marque la première production originale australienne du service de streaming désormais incontournable. Ou l'histoire d'un Martin Freeman dans l'outback, avec sa petite fille et des zombies.

ZAUSTRALIA

Cargo est l'adaptation en long-métrage d'un court du même nom, petit phénomène sur le web en 2013. Ce qui explique certainement toutes les failles de cette production Netflix réalisée par Ben Howling et Yolanda Ramke. Histoire d'un père qui tente de survivre dans les contrées désertes d'une Australie touchée par une épidémie classique de zombies, le film avec Martin Freeman attaque le genre avec un angle auteur, en grande partie illustré par l'omniprésence de la culture aborigène et le décor aride de l'outback.


Sauf qu'au-delà de cette envie de délocaliser le zombie et l'inscrire dans un paysage différent, Cargo souffre du mal ordinaire qui gangrène le genre : l'impression d'avoir vu ça mille fois auparavant, ailleurs. Pas toujours en mieux certes, mais pas de quoi faire de cette version australienne une variation marquante ou qui justifie son existence au milieu de la concurrence.

LE DÉBUT DE LA FIN 

Pas que Cargo soit mauvais, honteux ou incapable de se mesurer à quantités d'autres films de zombies, comme les récents Bloody Sand et Les Affamés. Il y a même un vrai soin apporté à la dimension émotionnelle, plus que dans la plupart des autres films du genre, qui enveloppe l'histoire d'une tonalité crépusculaire du plus bel effet dans ses meilleurs moments.


L'épopée d'Andy repose moins sur la confrontation avec les morts-vivants, ou de vulgaires affrontements dans une ambiance aride à la Fear the Walking Dead, que sur la quête d'un impossible futur. La ficelle d'une petite fille littéralement sur le dos est simple voire grotesque, mais elle donne tout son sens à l'histoire de Cargo, qui parle moins d'apocalypse et de destruction, que de renaissance, et de la nécessité de retrouver le chemin de la vie parmi les morts.

Il ne s'agit pas de se battre contre la fin déjà actée d'un monde, dont l'anéantissement restera un état aussi mystérieux que concret. Jamais il ne sera question de trouver un remède, une explication, une raison ou une dimension globale qui replace les personnages dans le grand dessin de la planète ou du pays. Cargo, attaché à la terre et au sable, cherche avec ses protagonistes la prochaine étape de l'évolution morbide, avec le poids du sacrifice et le caractère inéluctable de cette bataille. C'est dans ces moments-là que le film est le plus saisissant et le plus beau.


SABLES PAS TRÈS MOUVANTS 

Mais la belle note d'intention, qui résonne avant tout dans la première partie du film puis sa conclusion, ne suffit pas à donner une véritable ampleur à l'histoire, qui devient vite une succession de situations éculées, assemblées autour d'un vague squelette narratif (ils marchent), lequel permet de caser des péripéties plus ou moins poussives.

Au lieu d'assumer dans sa totalité l'idée d'une quête presque abstraite d'un avenir à travers un paysage hanté par les morts, Cargo gonfle artificiellement son intrigue avec diverses escales et rencontres, aucune ne parvenant à réellement prendre forme. Le film reste alors la plupart du temps bancal, ne prenant ni le temps d'approfondir les personnages secondaires, ni celui de les accumuler pour former un tout cohérent et qui fait sens. Surtout dans un genre qui a déjà exploité ces archétypes sous toutes les coutures.


Sans doute coincés par la nécessité d'allonger leur court-métrage, les deux réalisateurs étirent alors à l'extrême certaines phases (la première partie avec la femme d'Andy), quand ils n'en accélèrent pas d'autres, quitte à laisser plusieurs éléments curieusement sous-exploités. Que ce soit les cages au milieu du désert ou le personnage de Thoomi, beaucoup de choses restent trop en surface, alors qu'elles évoquaient des pistes particulièrement intéressantes et cinématographiques. La culture aborigène notamment aurait pu avoir une place bien plus centrale, son rapport à la mort et à l'horreur de la situation donnant une vue fascinante sur le genre.

Ben Howling et Yolanda Ramke rejouent en outre certaines scènes ultra-classiques avec une forme de candeur dangereuse, comme inconscients que l'image ou la situation est usée jusqu'à la corde (la visite de l'épave, le sacrifice d'une telle, la morsure idiote). Des instants qui fragilisent le film, donnant au final la sensation que le décor australien est la principale attraction de Cargo, film de zombie classique qui est au mieux touchant et envoûtant, au pire très banal et limité. Sentiment que même l'excellent Martin Freeman, ou quelques plans soignés, ne parviennent à écraser.


EN BREF

Cargo se repose trop sur les paysages inhabituels pour les zombies de l'Australie, au lieu d'exploiter à fond et en face la belle note d'intention de l'histoire. D'où un film un peu faible et moyen sur la durée, inabouti, quoique traversé par de belles idées.

04 mai 2018

Jurassic World : derrière le succès monstre, une grosse arnaque ?


Avec plus d'1,6 milliard récoltés en salles en 2015, pour un budget officiel de 150 millions de dollars, Jurassic World a clairement été un succès faramineux. D'où un Jurassic World : Fallen Kingdom, attendu en France le 6 juin.

Mais derrière le bilan en or, il y a un public parfois violemment divisé, et notamment des fans de la saga née avec Jurassic Park et Steven Spielberg en 1993 qui n'ont pas digéré cette renaissance.

Alors que Jurassic World et son réalisateur Colin Trevorrow continuent d'être la cible d'une partie du public, qui y voit l'illustration parfaite des dérives de l'industrie, retour sur les raisons de ce mépris.


C'EST BÊTE

Jurassic World repose sur une "grande" idée : celle de dinosaures évolués, soit parce que l'Homme a joué avec l'ADN (puisque ce n'est jamais une idée terrible), soit parce que l'Homme a créé avec eux une relation (puisqu'entre un bon chien et un bon raptor, il n'y a qu'une question de perspective).

Dans le premier cas, le danger est évident et prendra la forme de l'Indominus Rex, amas d'ADN et CGI lancé dans le parc comme une vulgaire marionnette de scénaristes dans le seul but de créer l'intrigue et l'action. Dans le deuxième, le danger guette puisqu'un méchant business man est persuadé qu'un raptor dompté pourra devenir une arme de guerre, capable de décimer le camp adverse.

L'idée de dinosaures militarisés et génétiquement modifiés flotte dans les studios depuis des années, et était clairement l'un des angles majeurs du retour de la saga, chapeauté par Steven Spielberg. Pourquoi pas. Sauf que dans Jurassic World, ce concept est plus que sous-exploité, platement incarné par un bad guy (ridicule Vincent D'Onofrio) qui cherche, pour des raisons jamais vraiment compréhensibles et plausibles, à lancer des raptors sur les ennemis de sa patrie. Lorsqu'il profite du chaos pour tester la chose, armé d'un sourire de fou à lier, difficile de voir dans cet arc narratif autre chose qu'un simple désir de créer du spectacle bas de gamme.

Le fameux Indominus Rex

Côté raptors domptés, la relation entre Owen (Chris Pratt) et Blue, Charlie, Echo et Delta, se révèle là aussi bien simpliste. Entre l'attitude parfois désinvolte du dresseur envers les prédateurs et la pirouette finale qui pousse les raptors à sauver leur "papa" du méchant Indominus, sur fond de morale sur la vraie famille qu'on choisit au-delà des liens du sang, Jurassic World peine à rendre toutes les intentions convaincantes, satisfaisantes et sérieuses.

Que dire également du docteur Wu, de retour pour retenir des informations sans aucune autre raison que les impératifs des scénaristes. "Oh mon dieu il était invisible dans la cage !", "Oui, parce qu'il peut modifier sa signature thermique puisqu'on a utilisé des gênes d'une grenouille spéciale". "Oh mon dieu, il peut se camoufler !", "Oui, parce qu'on a aussi mis des gênes de seiche". "Oh mon dieu, mais il est pote avec les raptors !", "Ah oui, parce qu'on a utilisé des trucs de raptors aussi". Jurassic World a beau clairement se dérouler dans l'univers de la trilogie, c'est comme si personne n'avait en tête les multiples catastrophes précédentes, et reprenaient les bêtises à zéro.

De manière générale, Jurassic World se contente de refaire Jurassic Park avec plus d'action, plus d'effets spéciaux, et plus de confiance en la recette. C'est bête, parce que ça ne marche pas. Et ça ne marche pas, parce que c'est un peu bête comme ambition.

Owen et ses mômes mal élevés

C'EST LAID

C'est là que Jurassic World est un peu drôle. Avec 150 millions de budget, le film de Colin Trevorrow a coûté naturellement plus cher que les précédents. Avec l'inflation, Jurassic Park aurait coûté 110 millions de dollars de 2018, Le Monde perdu : Jurassic Park, environ 115, et Jurassic Park III, dans les 130. Qu'il illustre le problème majeur des effets spéciaux et images de synthèse mal utilisées, mal mises en scènes, mal fignolées, est donc tragique vu l'investissement - mais peu importe, le studio a rempli ses caisses, dira t-on.

Le refrain sur la beauté indémodable et réelle des animatroniques (leur manière de prendre la lumière, coexister avec les acteurs, avoir une présence physique et une masse véritable) est commun, tout comme la réussite encore fabuleuse de Jurassic Park, fruit d'un travail extraordinaire entre Stan Winston, Phil Tippett, Michael Lantieri et ILM.

Tu le sens le "vrai" dino ?

En digne représentant du blockbuster moderne, Jurassic World ne s'embarrasse d'aucune finesse ou réflexion pour intégrer le numérique au réel. La mise en scène de Colin Trevorrow souffre donc des problèmes classiques, avec de l'image de synthèse exposée au grand jour, qui tranche avec les éléments du plateau lesquels tranchent également avec les fonds verts. L'impression, elle aussi tristement banale, d'affronter des tartines d'effets spéciaux que personne n'aura pris la peine de camoufler, soigner et emballer dans quelque chose de plus grand que la simple consommation d'action bruyante.

Tu la sens la CGI ?

IL N'Y A (QUASI) AUCUNE TENSION

Dans la bande-annonce, l'image de Bryce Dallas Howard inquiète qui apparaît derrière une porte forcément inquiétante, un fumigène à la main, promettait ce qu'un Jurassic Park doit avoir : des sensations fortes, de la tension, de la peur. La scène en question, dans Jurassic World, voit Claire libérer le fameux tyrannosaure. Un moment qui a plus marqué les mémoires pour la suite (Claire qui s'enfuit en talons, pour devancer la bête) que pour l'impact en terme de tension.

De quelques raptors dans une cuisine à quelques T-Rex sur une falaise, en passant même par du ptérodactyle dans une volière, la trilogie aura offert de très beaux moments, certains étant devenus instantanément cultes. Que reste t-il de Jurassic World ? Excellente question. Colin Trevorrow a beau lâché sur le parc des dizaines et des dizaines de dinosaures, filmer une grande scène d'attaque aérienne, évoquer plus ou moins clairement une menace susceptible de décimer les touristes, le film peine à créer une vraie tension, étalée sur le film, ou ne serait-ce qu'une scène entière.

Certes, il y a la scène où Owen se cache pour échapper aux dents de l'Indominus Rex sous une voiture. Ou celle où le monstre attaque un groupe de soldats tel Predator. Ou le camion attaqué dans la jungle, et la chasse avec les raptors et les motos. Il y a des images amusantes, parfois excitantes, qui assurent le service dans Jurassic World. Mais rien de véritablement féroce et puissant, qui permettrait au film de marquer les esprits dans l'arène du blockbuster.

Moment raté #17

DU MAUVAIS FAN SERVICE

Pourquoi BD Wong est-il de retour, si ce n'est pour assurer un maigre lien symbolique avec le premier film de 1993 ? L'idée n'est pas mauvaise, mais le résultat en revanche, n'a à peu près aucun autre intérêt que celui d'adresser un clin d'oeil au spectateur. Jurassic World ne croule pas spécialement sous les hommages, mais les utilise si mal au milieu de l'intrigue, qu'ils deviennent grossiers et artificiels.

Voir les héros (re)découvrir les vestiges du premier film, ensevelis sous les lianes et la nature qui a donc trouvé son chemin sur le béton de John Hammond, était une bien belle image. Image qui aurait pu donner une perspective mélancolique et meta au film. Sauf que tout ça se transforme vite en simple scène d'action, ni plus ni moins. Même chose pour le retour du vieux Tyrannosaure, relégué au fond d'un placard métallique mais brandi par le film dans une sorte de remix du final de Jurassic Park qui rappelle plus la magie en toc d'un sous-Pacific Rim que celle de Spielberg.

Le retour inutile du docteur Henry Wu

CE N'EST PLUS MAGIQUE

L'apparition du thème culte de John Williams lors d'un ̶b̶e̶a̶u̶ travelling sur le nouveau parc des dinosaures, pour célébrer l’étalage digne d'un parc Disney avec hôtels de luxe, stands de hot dog et peluches, aurait pu avoir un sens glaçant et malin : la franchise, victime de son succès, est devenue (à l'écran comme à Hollywood) une entreprise un peu vaine, laquelle a déplacé la magie pure d'hier vers les bilans compta industriels. L'émerveillement face aux premiers dinosaures au milieu de la verdure dans Jurassic Park laisse ainsi la place à un môme ébahi à la fenêtre de sa belle chambre : entre les personnages et les miracles, il y a des écrans, des escalators, des passe coupe-file, du fric en somme.

Que Claire déclare avec un air pincé que "plus personne n'est impressionné par un dinosaure maintenant" en dit long sur la capacité du film à se tirer une balle dans le pied : conscient de son statut mercantile de suite pas utile, mais pas vraiment décidé à aborder la question de manière frontale et réfléchie, Jurassic World erre donc entre les deux, plaçant des éléments digne d'intérêt sans oser les assumer ou les traiter.

Côté choix de mise en scène, Colin Trevorrow place sa caméra au niveau des dinosaures lors du climax, délaissant alors les personnages parmi les bricoles et bout de bois sur la terre ferme. Et même le choix de punir Zara, l'assistante désagréable de Claire, à la manière d'un Donald Gennaro, se révèle parfaitement tiède.


LES PERSONNAGES SONT RATÉS

Le destin de Masrani, directeur friqué et oisif du parc incarné par Irrfan Khan, est révélateur : avec son flegme un peu forcé, il se promène avec ses ambitions de pilote et son beau costume, avant de se crasher comme une merde sur la volière. Comme lui, les personnages de Jurassic World ont une identité, des aspirations et une personnalité sommaires, laissées suffisamment souples pour pouvoir se plier aux exigences du spectacle.

Zach et Grey feront ainsi du hors-piste lorsque le grand frère décidera qu'il est temps de réconforter son cadet miné par le divorce des parents, histoire de bien les plonger dans l'attraction à venir - la ficelle du téléphone qui ne capte pas et de la porte grande ouverte achèveront la pirouette. Owen trouvera qu'embrasser pour la première fois Claire en pleine apocalypse prérodactylienne, est une bien belle idée. Sans parler des employés de l'enclos de l'Indominus Rex, de toute évidence parfaitement formés pour travailler dans de telles conditions, autour d'un si grand danger.

Quant à l'introduction qui insiste sur les parents de Zach et Grey en pleine séparation : pourquoi ? Remettre la famille au cœur de l'histoire était à peu près incontournable, mais ici, l'arc narratif des deux garçons restera si mince durant le film, que la présence de leurs parents (pauvre Judy Greer encore sous-exploitée) semble finalement bien inutile. Et curieux dans un blockbuster si calibré, où toute chose inutile côté personnages semble avoir été retirée pour mettre en avant l'action.


Ty Simpkins et Nick Robinson

Si le Owen de Chris Pratt est aussi basique qu'efficace, le personnage de Claire, interprété par Bryce Dallas Howard, est certainement le plus problématique. Après Ellie Satler (Laura Dern) et Sarah Hardin (Julianne Moore) dans Jurassic Park et Le Monde perdu : Jurassic Park, héroïnes fortes, déterminées et sensibles, dotées de vraies failles et caractères, Claire Dearing ressemble à une version cheap de la Amanda Kirby (Téa Leoni) de Jurassic World 3.

Cliché ambulant qui renvoie aux blockbusters d'il y a quelques décennies, à l'allure aussi artificielle que sa course en talons hauts, elle offre quelques unes des pires scènes du film, la faute à un arc narratif d'une paresse et d'une bêtise affolante (la célibataire froide, carriériste, endurcie et faussement sûre d'elle, pas en phase avec ses émotions et son corps, qui n'aime pas trop les enfants, mais qui s'adoucira auprès d'un homme sur fond d'apocalypse, et prendra conscience que les dinos sont aussi des êtres vivants : la preuve, dans Jurassic World : Fallen Kingdom, elle voudra les défendre). Le choix de Bryce Dallas Howard, actrice pas mauvaise mais un peu trop associée à ce genre de rôle, enfonce le clou. Judy Greer, qui interprète sa soeur dans l'intro pas très nécessaire, aurait certainement été un choix plus surprenant et malin pour ce rôle.

Et dire qu'il y a une scène coupée où Claire s'étale des fientes de dinosaures sous le regard mi-excité mi-moqueur d'Owen, l'homme de la situation.

Coiffure, costume, actrice, dialogues : Claire, ce drame

C'EST UN PEU MENSONGER

L'idée était plus qu'excitante : enfin, le parc allait être ouvert et rempli de touristes, prêts à servir de buffet aux dinosaures. La promo avait en grande partie vendu cette idée d'apocalypse, avec des lieux publics bondés assaillis par des prédateurs enragés. A l'écran, c'est plus que maigre : il n'y a finalement qu'une seule scène où une nuée de ptérodactyles arrive sur l'avenue principale du parc et ses boutiques souvenirs. Et même là, le résultat reste bien tiède, tant la masse d'oiseaux préhistoriques fait peu de victimes.

Le film aura lourdement insisté sur la mort quasi burlesque de la pauvre assistante de Claire, mais Jurassic World semble ne pas avoir voulu ou pu assumer le chaos espéré par le public qui, après trois films où les îles étaient plus ou moins désertes, trépignait d'impatience à l'idée de voir du touriste éventré. Au-delà du spectacle calibré qui empêche toute réelle effusion de sang, le sentiment de panique reste mince. Et ce n'est pas le baiser des deux héros en pleine apocalypse, qui pourra apporter à la scène un réel sentiment d'urgence.

Le vrai chaos : ces écrans géants qui frétillent

LE MÉCHANT EST NAZE

Les antagonistes de la saga n'ont jamais été l'aspect le plus notable, même si personne n'a pu oublier Dennis Nedry (Wayne Knight) dans Jurassic Park. Jurassic Park III n'en avait d'ailleurs aucun, à vrai dire. Mais Jurassic World marque là aussi un triste point avec avec Vic Hoskins, le grand méchant incarné par Vincent D'Onofrio.

Chef de la division confinement d'InGen, la société de bio ingénierie fondée par John Hammond, Hoskins est convaincu que les dinosaures peuvent être dressés, maîtrisés et militarisés. Digne d'un grand méchant de série B, il collabore aussi avec le docteur Wu sur des projets secrets et considère que l'évasion de l'Indominus Rex est une belle opportunité pour prouver que les raptors feraient de bons soldats. Il sera bien évidemment bouffé par un raptor, lequel n'aura pas été convaincu par son "Mais je suis de ton côté !". 

Hoskins n'est pas tant inquiétant que grotesque, sans aucune dimension puisque son seul rôle est de servir l'action, s'opposer bêtement aux héros avec des intentions pas bien intéressantes. Vincent D'Onofrio a beau être un acteur talentueux, il ne peut élever une écriture très basique, et n'est pas aidé par une mise en scène qui ne le place jamais comme un antagoniste sombre, inquiétant et intéressant.


Bref, Jurassic World est plus proche du blockbuster simplet et paresseux, que de la suite espérée à la saga culte de Steven Spielberg. Le succès immense a démontré que le public était friand de dinosaures, mais Jurassic World : Fallen Kingdom, privé de l'effet de surprise, permettra de juger si les spectateurs ont réellement été satisfaits.

Avec Juan Antonio Bayona (Quelques minutes après minuit, The Impossible) à la mise en scène, il y a en tout cas de quoi espérer une aventure plus stylisée, plus spectaculaire, plus cinématographique - et qui sait : plus à la hauteur des premiers épisodes de la franchise.