30 avril 2018

The Looming Tower - Dan Futterman et Alex Gibney


Les attentats du 11-Septembre s’expliqueraient d’abord par un conflit d’egos et par un scandale sexuel impliquant le président des Etats-Unis. C’est cette double ligne directrice que suit The Looming Tower, adaptation pour Hulu de l’ouvrage de Lawrence Wright paru en 2006 qui tente de retracer le parcours menant à l’effondrement des tours du World Trade Center dans la première attaque contre le sol américain depuis Pearl Harbour. Cette réduction de la perspective ramène la mini-série de dix épisodes à un simple thriller et ne rend pas tout à fait justice à cet événement.

Les Etats-Unis ne se sont jamais totalement remis de cette série d’attaques coordonnées orchestrées par Al Qaïda qui a coûté la vie à près de 3.000 personnes et a anéanti la certitude de leur supériorité hégémonique. Le sanctuaire de leur territoire n’était plus inaccessible et inviolable. Tout le paradigme de leur sécurité devait être revu, révisé, repensé. Et bien sûr, à l’heure des questions, personne n’est prêt à endosser la responsabilité de cet échec sans précédent.


La commission d’enquête parlementaire qui a mené les interrogatoires après les faits est parvenue à établir que la CIA avait fait preuve de mauvaise volonté dans le partage d’informations confidentielles avec le FBI. Les relations inter-agences étaient empreintes de méfiance, pour ne pas dire plus. Ces mésententes ont facilité la tâche des assaillants et ont ouvert des brèches dans le mur sécuritaire que constituait (en théorie) la communauté du renseignement.

La mini-série s’attarde sur la rivalité et la détestation existant entre John O’Neill (Jeff Daniels), chef du département antiterroriste du FBI (I-49) et Martin Schmidt (Peter Sasgaard), chef du département antiterroriste de la CIA (Alec Station). Ce dernier est présenté comme un personnage arrogant, convaincu de la supériorité de son intelligence, certain que l’agence à laquelle il appartient est la seule en mesure de lutter contre les menaces extérieures. O’Neill est, lui, un individu sanguin, impatient mais compétent qui ne fait pas passer les intérêts particuliers avant l’intérêt général.

Entre les deux, Richard Clarkes (Michael Stuhlbarg) est le conseiller aux questions de sécurité d’une Maison blanche plus occupée à contenir l’incendie allumé par les révélations sur la relation entre Monica Lewinsky et Bill Clinton qu’à se soucier des deux attentats commis le 7 août 1998 contre les ambassades américaines de Dar es Salaam et de Nairobi à quelques minutes d’intervalle.


C’est de cette double opération – d’une portée sans précédent contre des intérêts américains depuis la fin de la Seconde guerre mondiale – que part l’adaptation télévisée pour remonter la route du 11-Septembre. Il était sans doute possible de revenir quelques années en arrière, jusqu’au 26 février 1993, lorsqu’une voiture piégée explosa dans le parking du World Trade Center. Le but était de briser les fondations de la tour nord et de la faire s’effondrer sur la tour sud pour faire un maximum de victimes.

Il était certainement possible de remonter encore plus loin, comme le fait Lawrence Wright dans son ouvrage, peut-être jusqu’au théoricien islamiste égyptien Sayyd Qutb qui, dès les années 40, dénonça le matérialisme et la violence de l’Occident et des Etats-Unis. Cela aurait permis de donner à la série une perspective qui lui fait défaut, au moins dans les trois premiers épisodes disponibles.

MAIS, POURQUOI ?

Cela aurait permis de répondre à la question que posait Aaron Sorkin avec une pertinence brûlante et inaudible à l’époque dans cet épisode unique de The West Wing intitulé « Isaac and Ishmael » : pourquoi nous déteste-t-il autant ? Cette dimension essentielle est absente de The Looming Tower ou plutôt, elle est à peine effleurée.


Ce choix d’adaptation ne rend pas tout à fait grâce à l’aspect documentaire de l’ouvrage de Lawrence Wright qui s’attarde longuement sur les personnes qui ont imaginé et mis au point les attentats du 11-Septembre. Le combat n’a pas commencé quand Oussama ben Laden a décidé d’apparaître devant la caméra d’un journaliste d’ABC News avec une Kalachnikov à la main. Le combat n’a pas commencé quand Ayman al Zawahiri a fomenté les attentats de 1998 en Tanzanie et au Kenya. Il était déjà dans les radars depuis l’assassinat du président égyptien Anouar el Sadate en 1981.

On comprend bien l’intérêt narratif d’aborder la question sous l’angle des rivalités internes aux agences fédérales américaines. Cela est plus facile à écrire, plus facile à comprendre et cela est plus vendeur. Et à la défense des auteurs, cela est exact. S’attarder sur les acteurs de l’attentat, leurs motivations, leurs personnalités, leurs parcours et leurs relations à l’Occident et à l’islam était beaucoup plus compliqué à mettre en scène. Mais cela donnait une perspective plus précise du sujet.

Au-delà de l’intérêt rétrospectif qui aurait mérité d’être mieux traité, The Looming Tower présente aussi (mais peut-être n’est-ce qu’incident) un intérêt prospectif. La lutte d’influence et les chamailleries entre la CIA et le FBI montrent que les Etats-Unis ne peuvent, que cela leur plaise ou non, se replier sur eux-mêmes comme le promet l’actuelle administration en affirmant ne plus vouloir s’intéresser du reste de la planète.


Ils ont été à partir de la chute de l’Union soviétique la seule puissance à pouvoir mener une politique globale, à avoir des intérêts dans l’ensemble des pays du monde. Et cela leur imposait des obligations sécuritaires, à commencer par le maintien d’une présence et de relais nombreux, efficaces et permanents dans la totalité du monde musulman. Ce qui n’était plus le cas à l’époque. Cet aspect, qui explique lui aussi les attentats de 9/11, est évoqué rapidement au détour d’une phrase par O’Neill lors du premier épisode.

Puis il est ramené à une proportion minimale. La question de la relation avec les pays de tradition islamique repose sur le seul personnage de l’agent fédéral Ali Soufan (Tahar Rahil), un Libano-Américain travaillant pour le FBI qui ne supporte pas la version de l’islam que préconisent les djihadistes. Là encore, le sujet méritait (mais peut-être est-ce exploré dans les épisodes suivants) un traitement approfondi pour avoir une vision plus pédagogique.

EN BREF

Sinon, oui, The Looming Tower est un bon thriller, rythmé, auquel il manque un peu de cet aspect terne et répétitif du métier d’agent du renseignement que l’on trouvait dans Rubicon, série de 2010 pour AMC qui n’a connu qu’une saison.

23 avril 2018

Nous sommes l'humanité - Alexandre Dereims


Le cinéma, ce n'est pas que des super-héros, des films d'action ou des films d'horreur. Il sert aussi à parler de la vraie vie, avec de vrais gens. Mais, encore plus important, il arrive que, parfois, il nous montre quelque chose que nous n'aurions jamais dû voir.

IL ÉTAIT UNE FOIS L'HOMME

Dire que le monde va mal actuellement n'est pas une parole audacieuse. Ni même une nouveauté. D'aussi loin qu'on se souvienne d'ailleurs, il en a toujours été plus ou moins ainsi. Guerres, massacres, famines, épidémies, obscurantisme et économie désastreuse, autant de facteurs qui nous impactent constamment, au jour le jour, sans même que nous en ayons forcément conscience. Si la période semble plus délicate que jamais et que l'on voit partout s'élever de pseudos sirènes apocalyptiques, couplées à l'accélération de nos modes de vie, il est évident que nous ne sommes plus vraiment humains. Ou peut-être que si justement : nous ne l'avons jamais autant été et c'est bien ce qui constitue le problème, parce qu'au fond nous ne sommes pas fait pour vivre ainsi. Pourtant, c'est un mode de vie que nous acceptons implicitement. Pire encore, que nous choisissons, tous les jours, et que nous alimentons par nos silences. Mais il n'est pas dit que ce soit, au final, la bonne solution.


La sortie d'un documentaire comme Nous sommes l'Humanité arrive donc à point nommé pour nous rappeler qu'une autre vie existe, qu'à l’origine tout était plus simple et qu'il faut obligatoirement en prendre conscience. C'est un document d'exception que nous offre aujourd'hui le grand reporter et réalisateur Alexandre Dereims (lauréat du prix Albert Londres en 2009) en nous invitant, pendant 90 minutes, à partager la vie de la tribu des Jarawas. Probablement, les derniers descendants des premiers êtres humains, ceux des origines, venus d'Afrique et d'Asie il y a plus de 70.000 ans et qui n'ont pas changé leur mode de vie depuis.

A l'heure actuelle, ils ne sont plus que 400, retranchés sur une île paradisiaque au large de l'Inde, menacés par un gouvernement dictatorial qui souhaite leur disparition, et dont les forces militaires les surveillent 24 heures sur 24. Isolé du reste du monde, ce peuple n'avait jamais accepté qu'un "étranger" ne l'approche dans son quotidien, ni ne le filme, et encore moins qu'il ne partage, le temps d'un tournage, son mode de vie. C'est pourtant l'exploit accompli par Alexandre Dereims, au terme de 5 années de travail en totale indépendance, bravant les interdits et le danger d'une lourde peine de prison puisque le gouvernement indien condamne quiconque s'approche de la tribu de 7 ans de prison. Alexandre Dereims et son équipe y sont allés 4 fois pour ramener ces images. On vous laisse faire le calcul.


THIS IS US

Nous sommes l'Humanité nous montre donc, sous un axe anthropologique, le mode de vie et les coutumes de cette tribu perdue. Pacifistes mais très conservateurs de leur culture, les Jarawas exposent sans aucun secret leur quotidien et leur philosophie de vie : pêche, cueillette, chasse et artisanat, tout autant qu'ils nous mettent face à une évidence particulièrement simple : au fond, nous sommes tous pareils et nous cherchons tous la même chose : une vie paisible, un amour partagé, une communauté. Ce qui impressionne, c'est bien sûr la sagesse simple (mais pas simpliste) et évidente qui se dégage des nombreux témoignages. Une évidence que nous avons visiblement perdu avec le temps et le progrès et qu'il ne serait pas inintéressant de retrouver.

D'un point de vue formel, le film est magnifique. Qu'il s'agisse de crépuscules envoûtant sur une plage, d'une jungle dense et vivante, le film entier transpire la vie, couplé à une bande-son toute aussi riche. On y retrouve clairement des inspirations visuelles et picturales héritées de Werner Herzog et Terrence Malick et Alexandre Dereims aime visiblement ses sujets tant il les filme avec douceur et bienveillance. Cela dit, il ne faut pas se méprendre : Nous sommes l'Humanité ne profite pas de son sujet pour nous asséner un discours passéiste ou moralisateur (le piège le plus facile) par rapport à nos sociétés modernes. Il n'y a pas d'un côté les gentils Jarawas et les méchants autres. Si la menace "civilisée" est bien présente (et clairement exprimée par les Jarawas eux-mêmes) elle est acceptée comme un état de fait et la mort programmée de cette société tribale ne fait aucun doute. Ce qui rend le film encore plus émouvant, et important.


Nous sommes donc bien en présence d'une rencontre entre deux mondes au sein d'une même planète, des retrouvailles avec une racine commune et oubliée, tout autant que d'un témoignage exceptionnel que nous ne reverrons plus. Et c'est en cela que Nous sommes l'Humanité est de la plus haute importance. Par un effet d'ironie typique, le film n'a bénéficié d'aucune aide officielle pour se monter et doit son existence à plusieurs campagnes de financement participatif. Sa sortie en salles, calée au 2 mai prochain, est elle aussi problématique puisque c'est à l'équipe du film de payer elle-même les salles dans lesquelles le film pourra être projeté, puisqu'aucun distributeur ne soutient le projet. Il est donc de notre devoir de soutenir et d'aller voir un tel film, document inédit et bouleversant sur notre propre humanité perdue. Et après, si vous le voulez bien, on laisse les Jarawas tranquilles, d'accord ?


EN BREF

Magnifique, touchant, troublant et émouvant, Nous sommes l'Humanité est un document d'exception et précieux sur un peuple qui se sait condamné. Une façon de nous rappeler notre humanité tout comme une manière de nous poser des questions cruciales sur notre devenir. Et tout ça, grâce à des mecs à moitié à poil dans une jungle. Balèze.

15 avril 2018

Une nouvelle “Nouvelle Vague” ? Comment l’immigration a régénéré le cinéma français (1970-2012)


Qu’est-ce que la ‘Nouvelle Vague' ?”se demande Claude Beylie au milieu des années soixante. “Moins que rien : une étiquette passe-partout, un slogan naguère lancé par un hebdomadaire ‘bien parisien’” répond-il. Mais l’historien souligne qu’il s’agit aussi et surtout “de cette liberté créatrice, ce soulèvement contre les préjugés régnants, ce sang neuf infusé non sans traumatisme à un organisme en perdition”. Comment ne pas voir, dans ces lignes, une allégorie de la place récemment prise par les cinéastes et acteurs venus du Maghreb puis issus de cette immigration dans le paysage cinématographique national ? Une immigration qui fut en effet longtemps soumise aux stéréotypes et préjugés dans les films français, lorsqu’elle n’était pas laissée aux marges des grands écrans et des systèmes de distribution. Pourtant, c’est cette même immigration qui offre, depuis une décennie, certaines de ses œuvres les plus remarquables au cinéma hexagonal, que cela soit derrière ou devant la caméra. Car en l’espace de quelques décennies, la vague d’immigration venue du Maghreb – pour reprendre le vocabulaire hydraulique fréquemment assigné à ce phénomène –, s’est muée en “Nouvelle Vague”.




Des dynamiques de régénérescence du cinéma français


L’organisme en danger dont s’inquiète Claude Beylie à la fin des années cinquante, c’est un cinéma français à bout de souffle. En effet, “la ‘Nouvelle Vague’ apparaît comme une des conséquences de la crise du cinéma”, en l’occurrence une baisse de la fréquentation des salles obscures due au développement d’autres loisirs et à la concurrence de la télévision. La place était alors libre pour les films à grand spectacle en CinémaScope, pour un érotisme qui sied mal à un petit écran placé au milieu du salon familial, et enfin pour un cinéma d’auteur indépendant, inventif et peu coûteux : la “Nouvelle Vague”. Un mouvement qui profite d’une brèche dans l’économie du cinéma pour s’y imposer et introduire au cœur des scénarios des sujets précurseurs. De l’émancipation féminine dans Et Dieu créa la femme (Roger Vadim, 1956) au mal-être d’une jeunesse éprise de liberté dans Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), la “Nouvelle Vague” régénère les sujets abordés par le cinéma français. Les films questionnent la société et anticipent les mouvements sociaux à venir, notamment ceux qui émergeront sur la scène publique durant la décennie suivante avec la révolte de Mai 68. Ainsi, au bénéfice d’une faille dans l’industrie du cinéma, la “Nouvelle Vague” séduit, prend le pouvoir et apparaît en avance sur son temps. Elle interpelle les spectateurs sur les non-dits de la société et sur son devenir. De ce courant novateur et précurseur, se distingueront des cinéastes et acteurs devenus depuis des figures tutélaires du cinéma national, voire des références culturelles mondiales. Révolution esthétique, annonce de mouvements contestataires, modernité, la “Nouvelle Vague” est depuis un objet intouchable, symbole non seulement du septième art mais aussi de l’exception culturelle française pour nombre de cinéphiles. À la fin des années quatre-vingt, la crise des entrées en salles se répète, une baisse de la fréquentation qui se poursuit au début de la décennie suivante. Le cinéma français, à nouveau, a besoin de sang neuf, d’un électrochoc. Une autre greffe difficile mais salvatrice doit avoir lieu pour un septième art en manque d’idées, concurrencé par les bouquets de chaînes télévisées spécialisées dans le cinéma et à la recherche de nouveaux publics. Avec l’implantation progressive de multiplexes à la périphérie des grandes agglomérations et le succès des “banlieue-films” au milieu des années quatre-vingt-dix, l’immigration maghrébine va jouer un rôle non négligeable dans le rebond aussi bien artistique qu’économique de cette industrie. Une nouvelle “Nouvelle Vague” qui investit, comme la précédente, le tapis rouge du Festival international du film de Cannes, la scène des César, et les sommets du box-office. Les interprètes et cinéastes d’origine maghrébine vont de la sorte acquérir une place de choix dans le cinéma français, une notoriété qui leur permet de porter à l’écran, comme leurs prédécesseurs, des sujets de société jusqu’alors délaissés par les longs-métrages de fiction. Cependant, avant de définir les conditions de ce renversement et de l’apparition de cette possible nouvelle “Nouvelle Vague”, ainsi que ses analogies avec la précédente, il est nécessaire de s’attarder à la fois sur les difficultés de l’émergence de cette génération d’artistes, puis sur son impact artistique aussi bien qu’économique depuis bientôt deux décennies dans le paysage cinématographique français. Deux clés d’analyse qui permettront d’étudier la façon dont non seulement le sujet de l’immigration autrefois relégué aux marges de l’industrie est désormais pleinement cinématographique, mais aussi ce que son traitement par les cinéastes révèle de la société française et de la façon dont celle-ci assume, à travers eux, son caractère pluriel.

"Mektoub" de Ali Ghanem

Une émergence tardive sur le devant de la scène


1970, bidonville de Nanterre. La “Nouvelle Vague” a déjà reflué lorsqu’un immigré algérien, qui travaille sur les chantiers le jour et profite des nuits endiablées de Saint-Germain-des-Près le soir, a des rêves de cinéma. Ali Ghanem, ouvrier et apprenti cinéaste, décide en effet de se lancer dans une folle aventure, celle de réaliser un film sur la condition des travailleurs immigrés vivant dans le bidonville. Entouré d’amateurs, soutenu par un producteur qui lui consent quelques milliers de francs, il réalise Mektoub ? “avec ses tripes”. Mais la volonté ne suffit pas à convaincre les critiques de cinéma qui remettent en cause les qualités de ce premier essai cinématographique pour un immigré maghrébin en France. Ainsi, lorsque Libération se penche sur la sortie de L’Autre France (1977) – second film d’Ali Ghanem –, le journal revient sur son premier travail pour un rappel au lecteur : “Le film n’était pas sans faiblesses narratives, insuffisances techniques, on pouvait lui reprocher de n’être qu’un constat sans grande dimension politique..” Même jugement dans Le Figaro où le film est “plus proche du reportage ou du documentaire télévisé que des œuvres du néo-réalisme”, n’ayant “pas encore assez d’objectivité et de sens de l’observation”. Le spectateur potentiel convient, à la lecture de son journal, que ces absences sont fortement préjudiciables à n’importe quel individu souhaitant s’adonner au septième art. Mektoub ? est alors représentatif de ces premiers films tournés par des cinéastes maghrébins en France. À l’image des personnages qu’ils mettent en scène, ces fictions sont pauvres car réalisées sans moyens, films qui reflètent la détresse des travailleurs à côté desquels les Français passent sans prêter attention, c’est-à-dire des films peu vus – entre 5 709 entrées pour Mektoub ? et 20 895 pour Les Ambassadeurs (Naceur Ktari, 1977) –, peu distribués et rarement télédiffusés. Enfin ces “films immigrés” ne parlent pas aux Français de sujets qui les intéressent, ni ne sont pleinement cinématographiques au sens spectaculaire du terme comme le signale Tahar Ben Jelloun. Car “ce qui manque le plus dans ce genre de films, c’est le cinéma”, estime-t-il. Télérama relevait le même dilemme à la sortie de L’Autre France en 1977, jugeant que ce film, “ce n’est pas du cinéma”. Cependant, bien que la figure du travailleur immigré se démarquât sur cette période et que le cinéma tente de lui donner vie à l’écran, les représentations les plus frappantes pour l’opinion restent celles des grandes comédies populaires allant de la caricature d’émirs richissimes qui suit les chocs pétroliers, à l’imitation d’autochtones dans des pantalonnades touristiques tournées dans les hôtels aseptisés de bord de mer au Maghreb. Les immigrés sont encore tenus à distance par le rire dans la grande majorité des fictions hexagonales. Accompagnant le sentiment d’éloignement engendré par la politique du retour et du “million de l’immigré”, les films semblent contribuer à sensibiliser l’opinion au fait que les Maghrébins ne sont que de passage et qu’en ces temps de montée du chômage et de crise économique, leur présence est éphémère. On peut donc en rire librement, et en faire un portrait souvent peu dissemblant de celui rencontré dans le cinéma colonial. À la fin des années soixante-dix, les stéréotypes sont solidement ancrés dans les imaginaires et les conditions de l’émergence d’une nouvelle “Nouvelle Vague” sont encore loin d’être réunies. Les clichés sont à la mode et rentables. Les personnages “huileux, frisottés, de vraies têtes d’assassins” comme les décrit Victor Pivert dans Les Aventures de Rabbi Jacob (Gérard Oury, 1973), remplissent les salles obscures. Il est par conséquent difficile de s’en passer. Ils continueront à attirer les foules dans un autre genre, le film policier, qui succède à la vague de comédies au moment où l’opinion s’inquiète de la présence durable des immigrés au début des années quatre-vingt.


Le parcours de la reconnaissance


Pourtant, au milieu des années quatre-vingt, dans le sillage de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, un frémissement annonce les prémisses de la reconnaissance artistique à venir. En 1985, le film Le Thé au harem d’Archimède (Mehdi Charef) est la sensation cinématographique de l’année. L’auteur est consacré par la presse et le monde du cinéma. Venu chercher sa récompense sur la scène des César, Mehdi Charef, surpris, trouve difficilement ses mots. L’ouvrier né en Algérie, devenu écrivain puis cinéaste, témoigne de cette difficulté à accepter cette distinction : “Quand je reviens, je vais chez mes parents quelques jours après. Il y a mes copains qui sont là, enfin des amis, qui sont là, à fumer une cigarette dehors, et moi je n’ose pas aller vers eux. Comme si j’avais fait une connerie, comme si j’avais dénoncé. Et j’étais, oui j’étais gêné de ce succès. J’ai beaucoup souffert de ça, c’est bête, parce que j’étais pas fait pour […]. Parce que nous, on croit qu’on est pas fait pour, voilà ce que nous disaient nos parents. Et ils nous ont transmis ça.” Avec Le Thé au harem d’Archimède, un premier pas est pourtant franchi et les cinéphiles assistent ici à la naissance “d’un grand cinéaste”, et “s’il fallait comparer ce premier film d’un inconnu […], ce serait aux Quatre Cents Coups qu’on devrait faire référence”. Claude Chabrol insiste sur le phénomène dans une tribune où il juge que le monde du septième art doit “se poser la question en ces termes : comment un néophyte absolu a-t-il pu réaliser un film professionnellement aussi satisfaisant ?”. Inévitable référence pour un film sur la jeunesse, le film de François Truffaut, auteur phare de la “Nouvelle Vague”, amorce le début de l’intégration progressive de cinéastes immigrés tel Mehdi Charef, ou issus de l’immigration à l’image de Rachid Bouchareb et Karim Dridi. Ce dernier, avec le film Bye-Bye (1995), est unanimement salué par une critique de moins en moins encline à catégoriser des films auparavant vus à travers le seul prisme du “cinéma beur”. La reconnaissance artistique semble désormais possible en cette année durant laquelle le cinéma français se transforme. Le grand écran se fait plus que jamais caisse de résonance du débat politique alors fixé sur la “fracture sociale“. Au mois de mai 1995, le cinéma comme les candidats en course pour la présidence de la République n’ont plus uniquement l’immigration pour sujet principal. C’est néanmoins ce qui semble être son nouvel espace dédié dans l’imaginaire national qui préoccupe à la fois la politique et le cinéma : les banlieues. Le film à la distribution déjà “black-blanc-beur“ La Haine (Kassovitz, 1995), au cœur de cette “fracture sociale”, investit les marches du Festival de Cannes où il reçoit le prix de la mise scène. Il remplit aussi de nouvelles salles de cinéma, les multiplexes, qui prennent leur essor à ce même moment, attirant un nouveau public qui voit apparaître des héros à son image en haut de l’affiche.


La vitalité artistique et le poids économique des Français d’origine maghrébine dans le paysage cinématographique


Auteur d’Hexagone (1993) et Douce France (1995), Malik Chibane résume le bouleversement qui prend place au milieu des années quatre-vingt-dix : “La spécificité des quartiers populaires, c’est qu’ils sont en avance sur la culture de masse de la société française […], c’est un foyer culturel qui inspire des modes, des comportements. La culture de banlieue devient à la mode et elle attire autant les bobos – les petits bourgeois qui parlent le ‘verlan’ maintenant –, que les fils d’ouvriers qui veulent voir des choses sur le grand écran. Ils sont dans la même salle, donc ça représente du monde”. Avec la nouvelle baisse de fréquentation des salles de cinéma de la fin des années quatre-vingt – baisse qui s’accentue au début des années quatre-vingt-dix –, une brèche se crée pour les enfants de l’immigration dans le paysage cinématographique français. Une faille similaire à celle des années cinquante pour la “Nouvelle Vague” s’entrouvre en effet peu à peu sous l’effet conjugué de l’économie du cinéma dont la crise nécessite un élargissement du public, mais aussi avec l’affirmation d’une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurs d’origine maghrébine. Autre élément de cette conjoncture soulevé par Malik Chibane, le succès de plusieurs “banlieue-films”. Une réussite collective davantage qu’un mouvement esthétique pour des œuvres au traitement divergeant, mais une réussite à la suite de laquelle les stéréotypes semblent définitivement passer de mode. Rire des minorités ethniques n’est plus possible, le risque étant, entre autres, de se mettre une partie du public à dos. Car la construction des multiplexes à la périphérie des grandes agglomérations change profondément la sociologie du public. Une population qui n’avait jusqu’alors que peu accès aux salles obscures allait non seulement voir les écrans se rapprocher d’elle, mais aussi constater une ouverture à la diversité et à un questionnement sur la place des descendants de l’immigration dans la société française. Ainsi, alors qu’à proximité des grandes agglomérations s’installent de nouveaux cinémas, les films français qui y sont programmés prennent peu à peu en compte la composition sociologique de ces nouveaux spectateurs. À côté des transformations structurelles de l’économie du cinéma, les années quatre-vingt-dix voient aussi Sami Bouajila et Roschdy Zem s’affirmer dans le cinéma d’auteur, avant qu’au début des années deux mille, ce ne soient les cinéastes Abdellatif Kechiche, Rabah Ameur-Zaïmeche et Rachid Bouchareb qui se distinguent. Dans leur sillage, la scène des César aussi bien que le tapis rouge du Festival international du film de Cannes vont permettre aux cinéphiles de découvrir de nouveaux artistes. En effet, nombre d’acteurs, actrices ou cinéastes issus de l’immigration maghrébine, y sont les lauréats des plus prestigieuses récompenses. Meilleur film, meilleur réalisateur ou meilleur interprète, les descendants des immigrés nord-africains s’accaparent des prix qui – exception faite de Mehdi Charef –, leur avaient longtemps échappé. Les interprètes Leïla Bekhti, Hafsia Herzi, Rachida Brakni, Naidra Ayadi, Malik Zidi et Tahar Rahim sont loin d’être des exemples isolés. Le scénariste Abdel Raouf Dafri ou les cinéastes Nassim Amaouche, Abdellatif Kechiche et Riad Sattouf semblent en effet eux aussi en mesure d’assurer la pérennité de cette nouvelle donne pour le cinéma français.


La production de films à succès


Si les récompenses ayant pour but de mettre en avant une performance artistique remarquable sont de plus en plus souvent attribuées à ces étoiles montantes, cette génération d’artistes se révèle aussi capable, depuis la même période, de mobiliser un grand nombre de spectateurs dans les salles obscures. Exemple frappant, celui du succès de la saga Taxi qui, en quatre épisodes, a fait du personnage de Daniel Morales, qu’incarne l’acteur Samy Nacéri, le héros le plus vu de l’histoire du cinéma français avec 30 millions d’entrées cumulées. Succès identique pour la première apparition de Jamel Debbouze au cinéma dans la comédie Le ciel, les oiseaux… et ta mère (Djamel Bensalah, 1999). L’acteur connaîtra les sommets du box-office trois ans plus tard avec Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre (Alain Chabat, 2002) qui attire 15 millions de spectateurs, devenant ainsi – avant la sortie des phénomènes de masse que sont Intouchables (Olivier Nakache et Éric Toledano, 2011) et Bienvenue chez les Ch’tis (Dany Boon, 2008) –, le deuxième succès de l’histoire du cinéma national. Les “Gaulois” Gérard Depardieu et Christian Clavier y sont symboliquement relégués au second plan, laissant l’avant-scène au jeune acteur qui s’impose à son tour comme une valeur sûre des salles obscures. Ainsi, tant du point de vue de la qualité esthétique des œuvres et de l’interprétation des personnages que du point de vue économique, les enfants de l’immigration maghrébine semblent être devenus indispensables au septième art français. Nouveaux moteurs de la création cinématographique hexagonale autant que valeurs montantes du box-office, leurs films évoquent, de façon plus ou moins prononcée, une série de thèmes communs. Car derrière la gloire parfois éphémère des récompenses ou du succès public, des thèmes récurrents se font jour. Les questions de l’intégration, de l’exil, de l’identité, de la double appartenance culturelle ou encore de la mémoire sont au cœur des scénarios. Dans Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, la référence se limite certes à une boutade inspirée de la phrase de Jacques Chirac sur “le bruit et l’odeur”, mais le thème occupe le cœur de la fiction aussi bien dans Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006) que dans La Graine et le mulet (Abdellatif Kechiche, 2007). Des films qui interpellent la société quant au destin de l’immigration maghrébine en son sein, immigration longtemps stigmatisée à l’écran, de l’orientalisme d’Angélique et le Sultan (Bernard Borderie, 1968) au polar stéréotypé L’Union sacrée (Alexandre Arcady, 1989). Mais les Français nés de cette immigration, loin des préjugés qui assuraient à ces œuvres une audience certaine, ont aujourd’hui renversé des représentations construites sur un temps long. Mieux, cette génération d’artistes a su faire d’une question laissée aux marges du paysage des scénarios, l’un des principaux sujets d’inspiration contemporain.


Une nouvelle “Nouvelle Vague” attachée à la question migratoire


La nouvelle “Nouvelle Vague” apparue au milieu des années quatre-vingt-dix ne se caractérise pas uniquement par son impact économique – aidant l’industrie du cinéma à surmonter une autre crise –, ni par sa vitalité artistique à l’instar de la “Nouvelle Vague” précédente. Car ce qui distingue aussi ces différents interprètes et cinéastes, c’est leur capacité à mettre en scène un sujet jusqu’alors délaissé par le cinématographe. Ici, les auteurs de la nouvelle “Nouvelle Vague” tissent une nouvelle analogie avec le travail de leurs prédécesseurs. Leur faculté à porter un regard neuf sur la société française, à offrir un angle de prise de vue jusque-là ignoré, constitue un apport considérable au septième art français. Avec eux, la caméra se décentre vers “les oubliés de la société de consommation”, mettant en lumière des problématiques sociales auparavant négligées.L’immigration, sujet dont les producteurs aussi bien que les spectateurs s’étaient désintéressés depuis le début des années soixante-dix, s’impose désormais sur grand écran. Ce thème majeur du débat public depuis plus de trois décennies n’avait jusque-là jamais réussi à gagner les faveurs de l’industrie du cinéma, peut-être faute d’auteurs capables de le sublimer. Or, avec l’émergence de ces cinéastes, la lacune est comblée. Ainsi, Dernier Maquis (2008), de Rabah Ameur-Zaïmeche, est non seulement encensé sur trois pages par les Cahiers du cinéma, mais il est aussi reçu comme un objet politique, “un lieu, rare au cinéma, de naissance et de visibilité des sujets politiques de la France d’aujourd’hui, du véritable peuple français et de son pouvoir inaliénable – en deçà et bien au-delà des enjeux, faussés par l’obsession identitaire, de la représentation politique”. Si l’esthétique des films d’Abdellatif Kechiche, Nassim Amaouche, Rachid Bouchareb ou Rabah Ameur-Zaïmeche répond à des genres différents – allant du western rural pour Adieu Gary à la fresque sociale et familiale dans la tradition de Jean Renoir pour La Graine et le mulet –, une trame commune se dégage de l’ensemble de ces films. Tous sont en effet marqués par la question migratoire et ses conséquences pour les générations nées en France. Ainsi, une conscience politique commune s’exprime telle celle d’Abdellatif Kechiche dans la note d’intention de La Graine et le mulet (2007). Le cinéaste y explicite l’enjeu d’une œuvre dont l’identité est le point central : “C’est en réaction à des schémas encore trop souvent réducteurs, que je voulais représenter cette famille de Français-Arabes dans sa complexité”. Cette revendication d’une identité complexe est soulignée par nombre d’observateurs dont Libération, pour qui le film nous fait ressentir la “récapitulation des blessures historiques, sociales, ethniques […], toutes les questions brûlantes sur l’appartenance arabe et française”. Abdellatif Kechiche n’est pas isolé dans cette démarche de réhabilitation des identités. Dans Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006), lorsque deux des soldats, Saïd et Messaoud, foulent pour la première fois le sol français, ceux-ci s’agenouillent dans une forme d’allégeance et hument une poignée de terre. Le second s’adresse à son ami en ces termes : “La terre de France est meilleure”. Le film, après avoir fait sensation à Cannes où il reçoit un prix d’interprétation collectif, réunit plus de trois millions de spectateurs en salles. Le président de la République Jacques Chirac fait publiquement part de son émotion à la suite d’une projection privée, et décide de “décristalliser” les pensions des tirailleurs. Mais si avec Indigènes, “il y a quelque chose de symboliquement fort et émouvant dans la construction d’un casting et d’une affiche dont quatre noms arabes se partagent, enfin, la tête”, le film Hors-la-loi (Rachid Bouchareb, 2010), quatre ans plus tard, va réveiller les conflits de mémoires et les plaies mal cicatrisées de la guerre d’Algérie. Manifestations et prises de position d’élus se succèdent durant tout le mois de mai 2010. L’année suivante, sur un scénario du même Rachid Bouchareb, l’acteur Roschdy Zem poursuit l’entreprise de réhabilitation de la mémoire de l’immigration, cette fois-ci derrière la caméra, avec Omar m’a tuer (2011), film tiré du fait divers sanglant qui vit le jardinier Omar Raddad condamné après un procès dont le manque d’équité fit polémique. Dernier exemple de l’engagement de cette nouvelle “Nouvelle Vague” avec le film de Karim Dridi, Khamsa (2008), dans lequel le cinéaste “va chercher tout au fond de la société française le plus pauvre de ses membres […], un enfant exclu parmi les exclus”. Un scénario qui n’est pas sans rappeler celui de l’un des films majeurs de la “Nouvelle Vague”, L’Enfant sauvage (François Truffaut, 1970).À l’image du cinéma français des années cinquante, la nouvelle “Nouvelle Vague” exerce donc une critique sociale, celle-ci portant en l’occurrence sur la gestion politique de l’immigration. Elle pointe du doigt le trouble identitaire des Français qui en sont issus, les difficultés de l’intégration, tout comme elle soulève parfois de violentes polémiques mémorielles dans l’opinion. Wesh-Wesh qu’est-ce qui se passe ?, Indigènes, Vénus noire (Abdellatif Kechiche, 2011), Adieu Gary et Hors-la-loi témoignent, avec une portée différente, de ce regard critique.


Accueil de la critique et originalité du ton : la filiation avec la Nouvelle Vague


Autre argument à porter au crédit de ces films, celui de leur réception critique. Depuis 2001 et le film La Faute à Voltaire (Abdellatif Kechiche), le ton des observateurs est bien loin des réactions observées dans les années soixante-dix. Leur capacité à redynamiser la création artistique nationale est en effet mise au crédit des enfants des immigrés maghrébins. Rabah Ameur-Zaïmeche, Rachid Bouchareb, Karim Dridi, Nassim Amaouche, Riad Sattouf ou Abdellatif Kechiche, tous font preuve d’un ton original remarqué par la presse et salué par le monde du cinéma. Le dernier nommé, révélé devant la caméra d’André Téchiné (Les Innocents, 1987) avant de se lancer dans l’écriture et la réalisation, a été particulièrement mis en avant avec L’Esquive (2004). Les observateurs le citent en exemple de ce renouvellement générationnel. Son “film ouvre une porte” juge Le Nouvel Observateur, une porte “dans laquelle il faut souhaiter que le cinéma s’engouffre”. Mais avec le succès de son film suivant, il sera affilié non pas à une génération de cinéastes issus de l’immigration, mais à une glorieuse tradition cinématographique française : “Côté Kechiche […], une tradition : Renoir, Pagnol, Pialat qu’il prolonge avec force”, estime-t-on dans les Cahiers du cinéma. Certes, ces auteurs ne sont pas représentatifs de la “Nouvelle Vague”, mais la comparaison est flatteuse pour des auteurs aujourd’hui à mille lieux de l’appellation “beur”.Si la principale analogie entre les auteurs des années cinquante et ceux des années deux mille ici pris en exemple réside dans une habileté à interpeller la société sur ce qui s’y déroulait jusqu’à présent hors du champ des caméras, un autre parallèle est à l’évidence celui de la réception critique d’œuvres considérées comme un souffle d’air frais sur les grands écrans. Mais ces comparaisons ne sont pas les seules et d’autres analogies semblent possibles. Ainsi, celle de l’absence de convergence esthétique ou de manifeste cinématographique commun peut être mise en avant. Autre rapprochement entre les auteurs de la “Nouvelle Vague” des années cinquante et ceux issus de l’immigration maghrébine – tous deux héritiers, rappelons-le, d’une crise de l’économie du cinéma –, le soutien apporté par les Cahiers du cinéma. Si la revue représentait un laboratoire d’idées et une véritable communauté intellectuelle pour la génération des années cinquante, le soutien affiché à l’égard des auteurs issus de l’immigration maghrébine est à souligner. L’argument est certes moins patent que les précédents, mais il reste révélateur de la proximité entre ces deux périodes dans l’histoire du cinéma français, et une nouvelle preuve de la portée de la nouvelle “Nouvelle Vague” dans la création nationale.


Une nouvelle “Nouvelle Vague” réduite à ses origines ethniques ?


Le mec, il a fait un film sur le couscous, mais on disait qu’un grand cinéaste était né. Moi j’ai adoré le geste. Donc j’ai pas envie de parler de couscous pour La Graine et le mulet, ni d’immigration. J’ai envie de parler de cinéma comme l’ont fait les critiques à l’époque, et c’était très agréable”. C’est ainsi que Nassim Amaouche témoigne de la légitimité acquise par cette génération de cinéastes en prenant pour exemple le troisième film d’Abdellatif Kechiche. En effet, si le sujet de l’immigration traverse à l’évidence ces films et constitue leur point d’ancrage, force est de constater que réduire la nouvelle “Nouvelle Vague” à ses origines ethniques et au seul registre de la question migratoire n’est guère possible. Derrière un sujet qui agite régulièrement le débat politique, affleurent des thèmes passés sous silence par le cinéma français comme le passé colonial et la guerre d’Algérie dans Hors-la-loi et Cartouches gauloises (Mehdi Charef, 2006), ou l’esclavage dans Little Sénégal (Rachid Bouchareb, 2001) et Vénus noire. De même, le sujet de l’immigration n’est plus le pré carré de cette génération. Les scénarios de Philippe Faucon (La Trahison, 2005 et La Désintégration, 2012), Philippe Lioret (Welcome, 2009), Costa Gavras (Eden à l’ouest, 2009), Florent Emilio-Siri (L’Ennemi intime, 2007) ou Jacques Audiard (Un Prophète, 2009) intègrent pleinement le sujet. Mieux, les cinéastes issus de l’immigration dépassent le cadre migratoire pour poser un regard non plus ethnique mais social. Dans Adieu Gary ou La Graine et le mulet, le lien social se tisse avant tout grâce à l’appartenance des personnages à la classe ouvrière. Les immigrés n’y sont plus uniquement des Maghrébins, ils sont des travailleurs parmi d’autres. Dans ce contexte, des hommes et des femmes se rencontrent, des amours se nouent. Dans L’Esquive, deux adolescents s’aiment dans une cité de la banlieue parisienne. La question de l’origine y est dissolue dans un classique du théâtre français, Les Jeux de l’amour et du hasard, de Marivaux. Les sentiments ont pris le dessus sur l’ethnicité. Si la question de l’immigration et de son héritage est placée au centre des films de la nouvelle “Nouvelle Vague”, le sujet ne semble pas constituer une limite à la création. D’une part, les cinéastes continuent d’explorer ce qui, dans le cinéma, est une véritable part d’ombre. D’autre part, la réception critique ne les réduit plus – comme cela pouvait être le cas dans les années soixante-dix et quatre-vingt –, à un genre cinématographique communautaire. Brisant le regard ethnique pour aller vers le social, racontant des histoires au caractère universel, ces films ne sont pas uniquement les nouveaux moteurs de l’économie du cinéma français. En effet, cette génération est une véritable valeur ajoutée au concept de “l’exception culturelle française“, les enfants de l’immigration maghrébine s’imposant par leur capacité à offrir un autre point de vue sur la société, et se faisant le reflet d’une France capable d’assumer son caractère pluriel malgré les cicatrices de l’Histoire. En dépassant les clivages d’une identité française et arabe, en posant des questions sensibles avec un pouvoir narratif certain, en humanisant tout simplement le parcours de leurs protagonistes, les cinéastes d’origine maghrébine ont rendu cinématographique le sujet de l’immigration. C’est à cet instant que pour Libération, La Graine et le mulet, loin d’être un film sur le plat traditionnel maghrébin, est avant tout “le grand film politique qui nous manquait […], il coupe le souffle et rend soudain l’air plus respirable”. Par conséquent, la nouvelle “Nouvelle Vague” ici définie ne se contente pas de démultiplier les talents symboliques d’une immigration non pas choisie ou subie mais réussie. Si elle ouvre les portes à de nouvelles audaces et succès tel Intouchables, ou permet à des acteurs comme Omar Sy et Joey Starr de s’affirmer, elle offre surtout au regard, sur grand écran, une création française allant au-delà des “Andalousies toujours recommencées” et des concepts d’hybridation culturelle. Accepter cette génération de cinéastes et d’acteurs comme les membres d’une “Nouvelle Vague”, c’est en effet entendre pleinement le sens de leurs films et dépasser toute considération sur la question de l’immigration. C’est les compter, avant tout, comme des créateurs parmi les plus inspirés du cinéma français.

08 avril 2018

The Terror, bilan de mi-saison with no spoils


The Terror nous avait plutôt mis dans de bonnes dispositions après deux épisodes, mais quelle n’est pas notre surprise après voir regardé les épisodes 3, 4 et 5 de constater que c’est encore meilleur de prévu. Pour rappel, cette série nous raconte l’histoire d’une expédition navale dans les mers arctiques qui tourne mal, et encore on est sympas.



Enthousiasmés, nous avions quand même un peu peur que la série ait grillé déjà toutes ses cartouches et s’engonce dans un récit attentiste pendant six épisodes, avant de dévoiler deux ou trois volets finaux plus corsés. Sachez qu’il n’en est rien, au contraire, l’épisode 3 est même le vrai signal de départ de l’escalade mortelle. Le rythme de la série reste assez mesuré et il faut accepter de s’y fondre, mais on est tentés de dire que c’est ce qui la rend délicieusement insoutenable, et il faut absolument préciser qu’il se passe beaucoup de choses, et surtout, que The Terror n’est jamais chiant. Ja-mais.



TERREUR 404

Chaque épisode livre ses moments de tension et ses suspenses intenables, culminant souvent dans un éclat soudain de gore et de viscères (on le souligne vraiment, jusque-là la série était plutôt sympa, mais attendez-vous à une certaine dose de pâté de tête et de cuissot confit). Moment de terreur après moment de terreur, la série prélève son dû et plonge un peu plus notre équipage dans l'horreur, chaque épisode nous enfonce encore un peu plus loin dans les ténèbres sans jamais verser dans la facilité d’écriture ou négliger ses personnages. Bref : tous les épisodes de The Terror tuent, dans tous les sens du terme, et clairement, on est convaincus, et on a même du mal à trouver des choses à redire.

Une série comme ça, mec !

On s’était donc arrêtés juste avant l'épisode 3 et, oh bonne mère... Si la première (et unique, jusque-là) attaque du monstre nous avait un poil déçus, les suivantes relèvent clairement le niveau et surprennent même par leur degré de craderie. The Terror n’hésite pas ainsi à nous montrer des mises à mort particulièrement graphiques sans être voyeuses pour autant. Mais ce qui rend les assauts vraiment mémorables, c’est qu'ils sont servis par une mise en scène qui maîtrise parfaitement les codes du suspense et sait aussi bien jouer avec nos nerfs dans les moments d’attente que nous surprendre quand on ne s’y prépare pas SANS JAMAIS AVOIR RECOURS AUX JUMPSCARES.

La série a également l’intelligence suprême de ménager ses effets et de dévoiler petit à petit seulement le caractère increvable et inlassable de la créature, comme en témoigne la scène du mât, absolument dantesque et jouissive. De ce côté-ci, la patte du créateur d’Alien se fait clairement sentir, et le producteur Ridley Scott nous sert sur un plateau une terreur rampante aux mécaniques narratives et au comportement similaire à sa première sale bestiole. Bref, si l’on a à cœur le fait que The Terror est avant tout un survival, le point le plus important de l’histoire est donc une franche réussite, car la menace est crédible, fait peur et agit avec intelligence depuis les ombres. On pinaillera juste comme des vilains en regrettant que certaines animations puissent être perfectibles.

Cette scène est juste JOUISSIVE

ÉRÈBE, DIEU DES TÉNÈBRES

Les deux autres aspects primordiaux que sont l’ambiance et les personnages constituent tout autant de claires réussites. La photographie nous plonge alternativement avec succès au cœur des ténèbres polaires, sous les aurores boréales ou dans les tréfonds grinçants et craquants des cales de l’Erebus et du Terror, désespérément prisonniers de la glace comme deux mouches engluées dans une toile d’araignée s’étendant à perte de vue.

Les différents protagonistes, eux, jouissent toujours d’un travail d’écriture soigné, ayant à cœur de nuancer les psychologies et de donner sa chance et ses faiblesses à chacun, quelle que soit l’importance de son rôle. A ce titre, le casting délivre une partition absolument impeccable, nous proposant de descendre doucement dans la folie avec lui grâce aux subtils changements de tons qu’il parvient brillamment à distiller doucement dans les divers personnages du récit (même le personnage délicieusement insupportable de Tobias Menzies commence à devenir sympa, c’est dire).

Un étonnant personnage, et l'un des meilleurs.

Non vraiment, on aura beau ergoter, gratter, pinailler, chipoter, ratiociner, il est très difficile d’adresser un quelconque reproche à The Terror. Même la technique souvent lourdaude du flashback explicatif trouve sa place ici et s’insère avec fluidité dans le cours du récit grâce à une utilisation parcimonieuse et pertinente. Alors, il convient tout de même d’être clair : The Terror ne révolutionne pas le genre et ne marquera pas l’histoire des séries, la faute à une réalisation un peu scolaire et à un déroulé narratif un peu programmatique.

EN BREF

Mais si le menu est alléchant et qu’il est déroulé avec passion, envie, talent et intelligence comme ici, pourquoi se gâcher le plaisir ? The Terror est un moment bien trop bon à passer pour jouer les pisse-froid. On espère simplement que la série ne se reposera pas sur ses lauriers et continuera d’aller crescendo.


The Terror est une mini-série de 10 épisodes diffusée tous les lundi soirs sur AMC.

04 avril 2018

Kings - Deniz Gamze Ergüven



Festival de Cannes, César, Oscar, Golden Globes : Mustang a propulsé Deniz Gamze Ergüven sur le devant de la scène en 2016. La réalisatrice franco-turque est de retour avec son deuxième film, tourné en anglais avec deux pointures hollywoodiennes : Kings, avec Halle Berry et Daniel Craig au cœur d'une évocation des émeutes de Los Angeles en 1992, autour du scandale Rodney King.


QUEEN

Le chemin emprunté par Kings n'a pas été aussi calme et lumineux que prévu. Après le succès phénoménal de Mustang en 2015 qui a résonné jusqu'aux Etats-Unis, le deuxième film de Deniz Gamze Ergüven et son premier en anglais était a priori un rendez-vous glorieux, surtout avec deux acteurs hollywoodiens de prestige (Halle Berry et Daniel Craig) et un sujet si fort (une évocation des émeutes de Los Angeles en 1992, suite à l'affaire Rodney King). Kings a d'ailleurs été présenté au festival de Toronto en 2017, devenu la plate-forme de lancement des studios pour la saison des Oscars.

Sauf que l'accueil critique a été glacial et que très vite, le film a gagné une sale réputation. Que Detroit de Kathryn Bigelow n'ait pas rencontré le succès escompté (16 millions de dollars au box-office mondial) l'été dernier, sur un sujet similaire (les émeutes de 1967), n'a pas dû aider. Un parallèle d'ailleurs amusant puisque la réalisatrice oscarisée pour Démineurs avait clairement traité l'affaire Rodney King dans son film de science-fiction Strange Days. Toujours est-il que Kings arrive enfin dans les salles français, et mérite un bien meilleur traitement tant le film est fort et intéressant.


BRILLE UN AUTRE JOUR 

Suite à l'acquittement le 29 avril 1992 des quatre policiers filmés en train de frapper Rodney King en mars de l'année précédente, des centaines d'afro-américains expriment leur colère et indignation dans les rues de Los Angeles. Une étincelle qui aura enflammé une communauté abandonnée et maltraitée, avec un bilan effrayant de plusieurs milliers de blessés, une cinquantaine de morts, des milliers d'arrestations et de nombreux bâtiments détruits.

Kings est construit autour de deux poles : celui des adultes et celui des adolescents, divisés dans le chaos des émeutes le temps d'une nuit électrique et bruyante. Les stars sont dans la première case, Halle Berry incarnant une mère de famille débordée, qui recueille des enfants en difficulté, tandis que Daniel Craig est son voisin, écrivain alcoolique, bougon et colérique. Si les deux acteurs sont bien évidemment les visages du film d'un point de vue marketing (avec néanmoins un beau choix du distributeur français de mettre les enfants en avant sur l'affiche), ils sont aussi la faiblesse de Kings


Deniz Gamze Ergüven a beau affirmer qu'à peu près tous les éléments de son scénario sont tirés de faits réels, la relation entre les deux personnages semble trop artificielle pour convaincre, et embarque le film dans une direction trop différente du reste. La juxtaposition de leurs mésaventures presque comiques, et des drames vécus par les adolescents, créé un étrange fossé au sein du métrage, qui semble tiraillé entre deux énergies. C'est ce qui empêche l'histoire de véritablement s'envoler.

LA FUREUR DE VIVRE

Car le vrai coeur de Kings bat ailleurs. Du côté des adolescents, pris dans le tourbillon de leurs petits sentiments et des grandes émotions de leur pays, le film se révèle particulièrement puissant et évocateur. Au détour d'une traversée hallucinée de nappes de fumée qui transforment Los Angeles en décor de film d'horreur, d'une apparition aussi tendre que lumineuse d'une fille pas comme les autres, ou d'une introduction tétanisante d'une violence absolue, Deniz Gamze Ergüven confirme ses talents évidents de réalisatrice, capable de composer une image et un cadre de pur cinéma.


Elle rappelle aussi son regard précis en terme de casting et direction de jeunes acteurs, avec notamment les excellents Lamar Johnson et Rachel Hilson. Tous deux sont excellents dans Kings, et portent à la perfection sur leur visage la violence de l'adolescence brisée par les évènements  L'actrice est particulièrement épatante, mini-tornade qui passe de la femme à l'enfant à un regard et un cri. 

Si Kings souffre donc d'une construction un peu bancale, qui l'empêche de véritablement trouver son identité et sa voie. Le poids de deux acteurs du calibre de Halle Berry et Daniel Craig y est certainement pour quelque chose, tant ils alourdissent le film une fois réunis dans leurs propres mésaventures. Mais peu importe : en face, la puissance des jeunes est magnifique, et suffit à embraser le film en quelques séquences.


EN BREF

Kings souffre d'une construction bancale et d'une partie plus faible autour des deux stars hollywoodiennes, mais brille du côté des adolescents, superbement interprétés et filmés.