28 juin 2017

The Last Girl - Colm McCarthy


Présenté pour la première fois en France à l’occasion du Festival de Gérardmer, The Girl with all the Gifts y a remporté le Prix du Public, consacrant ce métrage qui devrait ravir les fans de The Last of Us et assouvir l’appétit des amateurs de zombies frustrés par la routine de Walking Dead.

En Angleterre, une poignée de survivants se démène pour trouver le vaccin capable d’immuniser ce qui reste de l’humanité contre une infection fongique, qui a transformé la quasi-totalité de la population mondiale en infectés enragés et cannibales. Escortée par des militaires, une jeune femme tente de protéger une enfant dont la résistance à l’épidémie pourrait faire d’elle le remède tant attendu.

THE FIRST OF US

Dès la publication de ses excellentes bandes-annonces, le film de Colm McCarthy a frappé de nombreux spectateurs en raison de ses ressemblances avec le cultissime jeu The Last of Us. Si officiellement le récit se base sur le roman de Mike Carey, les passerelles entre le best-seller vidéoludique et l’œuvre qui nous intéressent semblent évidentes. Qu’il s’agisse de l’apparence des infectés (ou des sons caractéristiques qu’ils émettent), en passant par les décors, ainsi que la dramaturgie – le dilemme d’un parent symbolique entre intérêt général et amour filial, tout concourt à faire de The Girl with All the Gifts une adaptation non-officielle de la création de Naughty Dog.

Un casting aux petits oignons

Pour autant, le cinéaste Colm McCarthy propose bien autre chose qu’un pillage opportuniste d’un emblème de la pop culture. Tout d’abord, le récit diverge rapidement de la structure évoquée plus haut pour tracer un sillon qui lui est propre, préférant traiter de la prise de conscience cruelle et inéluctable d’un monde finissant. Plutôt que de batailler pour retrouver une humanité perdue, les protagonistes du métrage doivent faire face au constat glaçant que leur monde n’est plus qu’un vaste cadavre à la renverse, déjà prêt à céder la place à un nouvel écosystème, tel Néandertal comprenant qu’Homo Sapiens est destiné à le supplanter.

De ces nouveaux enjeux, le scénario tire un récit qui ne s’autorise pas la moindre digression et parvient à conférer à l’ensemble une ampleur inattendue, en dépit d’un budget que l’on devine limité. Le film tire ainsi progressivement sur la fable de SF écolo et tragique, jusqu’à un dénouement qui renverse purement et simplement le point de départ du film pour aboutir à une secousse émotionnelle bien inhabituelle au pays des zomblards.

Faites des enfants qu'ils disaient...

THE GIRL WITH ALL THE TEETH 

Intelligent, The Girl with all the Gifts l’est assurément, mais ne vire pas pour autant vers le pensum, tant il soigne ce qui l’enracine dans le genre. À ce titre, le premier acte du film est un véritable bijou d’économie de moyens. Au cours d’une vingtaine de minutes aussi angoissantes qu’intrigantes, un vaste univers déploie ses thématiques complexes et des personnages qui le sont tout autant, jusqu’à une séquence dont la brutalité confine à l’ivresse, propulsant le spectateur dans un Royaume-Uni en pleine apocalypse.

Le même soin est apporté aux scènes où interviennent les infectés, source permanente de tension, toujours servis par un mixage sonore, un découpage et un montage qui sait aussi bien ménager le suspense que les pics d’angoisse.

Une des séquences les plus impressionnantes du film

Enfin, cette maîtrise technique et narrative trouve un écrin éclatant via la distribution du film, qui offre des rôles solides et incarnés à Gemma Arterton, Glenn Close ainsi que Paddy Considine. Mais la véritable révélation du film se nomme Sennia Nanua. Véritable effet spécial à elle-seule, elle tient littéralement le film sur ses frêles épaules, dont les spasmes de sauvagerie ne sont pas sans rappeler la chorégraphie des corps à l’œuvre dans le récent The Fits.

C’est sa performance tantôt sophistiquée, tantôt animale, qui permet à The Girl with all the Gifts de s’élever au-dessus de son statut de film d’infectés intelligent et artisanal, pour finalement tutoyer les sommets du genre, sorte de synthèse inattendue d’influence aussi diverses que le jeu vidéo, la viscéralité d’un 28 Jours plus Tard, ou la conscience désespérée de La Nuit des Morts-Vivants.


EN BREF

Intelligent, immersif et magnifiquement interprété, The Girl with all the Gifts reprend dignement le flambeau hybride de 28 Jours plus Tard et The Last of Us.

20 juin 2017

Analyse de séquence : Tintin de Steven Spielberg


L’analyse qui suit porte sur la séquence d’ouverture du film, et plus précisément sur le troisième segment de cette séquence d’ouverture, du plan sur le peintre/Hergé qui tend le portrait à Tintin jusqu’à la découverte de la maquette de la Licorne, soit 44 secondes seulement.


Même si je vais ici ou là faire référence au reste de la séquence d’ouverture, j’ai choisi de me focaliser sur ce segment très court, particulièrement dense. Il sera ici question de récit, de performance-capture, d’effigie, de chimère, de filiation, du stade du miroir, et tout d’abord de marketing.


Marketing : il n’aura échappé à personne que le cinéma actuel découvre et expérimente de nouvelles méthodes de fabrication, qui non seulement bouleversent les pratiques, inventant de nouveaux ordres (qui aurait pu prévoir qu’un jour le choix des points de vue pourrait – systématiquement pour certains films – s’effectuer après le tournage?), et modifient profondément la nature même des images qui sont proposées aux spectateurs. Mais comment supporter le véritable matraquage qui précède sa sortie, avec son cortège de « trailer », de « featurettes », et autres clips promotionnels? Le King Kong de Jackson servait en 2005 à vendre la technologie Blu-ray, Avatar en 2009 la 3D dans les salles, et Tintin en 2011 se présente comme l’aboutissement de la technique de performance-capture, amélioration sensible de la motion-capture, puisqu’elle ajoute à la captation des mouvements du corps entier ceux, plus délicats et expressifs, du visage des acteurs. Cette technique, on le sait, avait été mise au point et utilisée pour le versant « Na’vi » du film de James Cameron cité à l’instant. Mais elle est ici employée pour un film entier, faisant la preuve qu’un « nouveau » genre de cinéma est possible, résultat étonnant de l’hybridation entre prise de vues réelles et reconstitution de synthèse. Ce segment de la séquence d’ouverture fait la part belle à cette auto-promotion, qui relève aussi et comme souvent chez Spielberg d’un évident sens de l’émerveillement, qu’on peut par contre porter à son crédit. Le dessinateur (à l’effigie d’Hergé) tend son portrait au personnage principal (à l’effigie… d’un Tintin très légèrement mâtiné de Jamie Bell), puis ce dernier se retourne, s’adressant tout aussi bien à Milou qu’aux spectateurs de ce cinéma chimérique (la chimère comme monstre fabuleux composite). Qu’en dis-tu, public?… Autrement dit : que penses-tu de ce Tintin, correspond-il à tes attentes, constitue t-il la forme générique capable de contenir (ou permettant de projeter) toutes les représentations mentales possibles d’un Tintin sur-dimensionné (d’un Tintin augmenté, exfiltré de la ligne claire bi-dimensionnelle originelle pour s’épanouir dans l’univers pré-ambulatoire créé par la performance capture)? Le photogramme reproduit ci-dessous constitue une véritable affiche, une image-emblème du produit « Hergé/Jackson/Spielberg/Tintin ». Cependant, bien que davantage pris pour un consommateur que pour un spectateur, je ne bouderai pas mon plaisir…


Structure : je l’ai dit, j’analyse ici le 3ème segment d’une séquence qui en comporte 6; d’abord l’ouverture sur le maître Hergé (façon de lui rendre hommage, mais n’oublions jamais que les hommages ont aussi pour fonction de se débarrasser, poliment, d’une présence encombrante), puis le segment Milou/pickpocket, ensuite le segment analysé, puis l’achat de la Licorne, l’apparition d’un premier personnage signalant les dangers à venir, puis d’un dernier personnage, Sakharine/Rackham/Daniel Craig. À la fin de cette séquence, le personnage principal est nommé, parachevant la fonction première de cette séquence augurale, qui est de présenter le héros, son aspect extérieur, sa façon de parler, son compagnon à 4 pattes, et l’un de ses attributs signe, sa houppette. Le segment analysé, composé de 7 plans en mouvement, peut, quant à lui, se décomposer en 4 parties : Tintin finalisant l’achat de son portrait, puis marchant seul à la recherche de Milou, le retrouvant alors pour enfin découvrir, dans le reflet d’un miroir, la maquette de la Licorne, point de départ narratif du premier volet de ces nouvelles aventures de Tintin.

Mise en scène : le mot est à employer avec une grande précaution, puisque, rappelons-le, l’univers diégétique créé par la chaîne « tournage en performance capture/réalisation du monde de synthèse » reste jusqu’au bout entièrement modifiable (la texture, la couleur, la taille, mais aussi le nombre des objets et des corps et enfin les points de vue à partir desquels cet univers reconstitué va être montré aux spectateurs). Le point de vue chez Spielberg est souvent en mouvement, mais ici il l’est presque en permanence, comme si le réalisateur avait été happé par cette nouvelle possibilité qui s’offre à lui, et qui est de parcourir librement le monde dont il est, plus que jamais, le démiurge. L’esthétique du plan séquence habite littéralement ces films de synthèse, puisqu’il est toujours possible (et plus seulement au prix d’une très longue et couteuse préparation) de restituer une scène, voire le film entier, sans raccords visibles. Cette tentation d’une représentation sans collure est une façon de célébrer une nouvelle ère (pour ce type de films, réalisés dans ces conditions, pas pour tous les films. Pas encore?…), celle d’un monde fictionnel sans limites théoriques, d’un espace-temps diégétique partageant avec le monde réel son apparence de « continuité ».

Miroir : objet culte de la célébration de soi (nous parlions tout à l’heure d’auto-promotion, figure narcissique s’il en est), l’image du miroir envahit ce segment. Miroir symbolique d’un Tintin de synthèse admirant son portrait « à l’ancienne », image miroir des deux Dupondt divisant un instant l’écran en deux parties égales, forêt de miroirs enfin isolant une houppette opportunément érectile, multipliant ensuite les retrouvailles de Tintin et Milou, dont il faut très tôt signaler l’interdépendance, magnifiant enfin la découverte de la maquette de la Licorne. Pour reprendre quelques définitions du stade du miroir tel que décrit par l’approche psychanalytique, il est ici question deconstitution d’une unité corporelle (bien nécessaire si l’on pense au caractère profondément composite de ces créatures hybrides), de jubilation du sujet à contempler sa propre image (une image morcelée), à cet idéal du moiqui passe, pour Lacan, par la reconnaissance de l’Autre, qui est son parent (ici Hergé bien sûr, qu’on vient de quitter… mais pas seulement, nous le verrons).

Hors-cadre : le mouvement ample qui permet de découvrir la Licorne dans le reflet des miroirs sert bien-sûr aussi (mais plus théoriquement) à souligner l’absence de hors-cadre que permet cette nouvelle manière. Il est maintenant possible de filmer un miroir dans l’axe, sans risquer d’y piéger l’image de la caméra, comme Spielberg le sait bien, depuis que son reflet est apparu dans la vitre d’une célèbre cabine téléphonique, dans son premier long-métrage, Duel. Tintin donc découvre non pas la Licorne, mais son image d’abord. Parce que, semble dire Spielberg, c’est maintenant la même chose. Un objet de ce type de cinéma, dorénavant, sera toujours une image. Nul besoin de bois, de cordelettes et de laiton. Ni de chair, de pierre ou de verre. Quelques chiffres suffisent, qui forment des images. Où ce cinéma, définitivement, tourne le dos à la matérialité du théâtre. Dans le plan qui suit, c’est le visage image de Tintin qui est filmé, à (presque) 180°. Il continue de regarder dans le même axe, se retrouvant de face et il semble alors, une nouvelle fois, nous prendre à témoin : « Public, regarde ça! »… Mais regarde quoi, exactement? L’image de l’image du bateau?


Spielberg, tel l’insecte irrépressiblement attiré par la lumière, se laisse, en ce début de récit, et avec une évidente délectation, piéger par le sortilège des mises en abyme. En effet, s’il s’amuse un instant avec un reflet qui n’en est pas un, soulignant au passage combien il va falloir réévaluer nos outils d’analyse, toujours opérant pour le cinéma analogique, de moins en moins adapté pour le cinéma numérique, c’est pour réapparaître aussitôt, derrière Tintin : à droite la Licorne, à gauche, le vendeur, dont on découvrira bientôt qu’il est à l’effigie du réalisateur, sans doute ravi de clore une séquence ouverte sur le créateur de Tintin. Tintin, décidément, entre ses deux « parents », l’un dessinateur, l’autre vendeur de maquettes, façon habile de passer de la bi- à la tri-dimensionnalité.