10 octobre 2017

Detroit - Kathryn Bigelow



Avec les années, Kathryn Bigelow se sera imposée non seulement comme une technicienne de haute volée, mais également une remarquable portraitiste des lignes de force traversant la société américaine, aussi bien dans la sphère publique qu’intime (voire son autopsie des valeurs familiales traditionnelles dans le Poids de l’Eau). Un mélange explosif de talent, instinct et rigueur qui auront fait d’elle l’une des cinéastes les plus éminemment politiques de sa génération.

ZERO DARK GRITTY

On ne s’étonnera donc pas, après l’implacable Zero Dark Thirty et l’abandon du passionnant Triple Frontier (thriller mêlant narcos et géopolitique légué à J.C. Chandor), de la voir s’emparer d’un sujet aussi brûlant que séminal, à savoir les tensions raciales qui sous-tendent le corps social américain. En choisissant de se focaliser sur les évènements qui ensanglantèrent le motel Algiers pendant les émeutes de Detroit en 1967, sur un mode – en apparence – documentaire, la réalisatrice fait un choix aussi brillant que politique.


Assumant de la première à la dernière image un geste entre néo-réalisme et captation enfiévrée telle que la contestation de la Guerre du Viêtnam en engendra avant de participer à l’accouchement du Nouvel Hollywood, Kathryn Bigelow revendique haut et fort qu’elle renonce à priori à toute distance critique. Detroit affirme avec une énergie terrassante que la société américaine est encore bien loin d’avoir regardé ses démons en face, refuse la posture confortable et pseudo-valeureuse de la réévaluation vertueuse d’un temps passé.

La caméra stylo (ou plume acérée) de Bigelow hurle avec une conviction, qui nous laisse à genoux, que l’Amérique toute entière est encore enfermée au cœur du motel Algiers et qu’elle n’en sortira pas tant qu’aucun de ses membres doutera et de la gravité de ses évènements, et de leur effrayante banalité. Trop au fait de sa démarche et maîtresse de ses effets pour verser dans le délire de social justice warrior pelliculé ou pour s’égarer en divagations politiciennes, elle impressionne toujours par la pureté de sa démarche et la puissance qui s’en dégage.


RAGE AGAINST THE MACHINE

Et pour supporter sa mise en scène, Bigelow bénéficie d’une équipe de collaborateurs au meilleur de leur forme. Le script de Mark Boal témoigne de son passé de journaliste, évoquant souvent le mélange d’intelligence dans l’alignement des faits allié à une profonde humanité dans leur traitement dont fit preuve David Simon dans son épatant Baltimore puis dans The Wire. À la photographie, Barry Ackroyd parvient à convoquer la tessiture d’un certain cinéma historique, qui ne s’interdit jamais un sentiment de réalité follement impactant, de toute évidence, lui aussi cherche et parvient à capter l’essence d’un cinéma contestataire issu des seventies.

La galerie de comédiens sidère également tant par la physicalité de l’interprétation collective que la justesse dont chacun fait preuve, quand bien même certains protagonistes correspondent en surface à une nuée de stéréotypes qu’il eut été aisé d’incarner superficiellement. John Boyega retrouve et magnifie l’urgence qu’il offrait à Attack the Block, tandis que Will Poulter donne vie à un des personnages les plus glaçants rencontrés sur un grand écran depuis un bail, tous deux s’effaçant avec finesse derrière des figures à la complexité souvent surprenante.


Malheureusement l’équilibre enragé qui fait de Detroit une œuvre ravageuse de son exposition jusqu’à la fin de son dernier acte a tendance à se diluer dans la dernière partie du film. Si l’ensemble évoquait par endroit le coup à l’estomac littéraire d’un Dans le Ventre de la Bête, quand le récit embrasse la dimension légale, voire judiciaire de l’affaire, le changement de rythme induit par ce basculement nuit au métrage, et le prive dans ses dernières minutes des foudroyantes qualités qui auraient pu permettre de faire de ce formidable pamphlet un très grand film.

EN BREF

Réquisitoire implacable et d'une terrassante maîtrise formelle, Detroit est une des oeuvres les plus fortes de Kathryn Bigelow, jusqu'à une conclusion qui tire un peu à la ligne.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire