25 octobre 2017

Phantasm - Don Coscarelli


Aujourd'hui, à l'occasion de la sortie en Blu-Ray de la saga complète, nous allons parler du premier Phantasm, le chef-d'oeuvre de Don Coscarelli.

Lorsque l'on parle des grandes figures du cinéma d'horreur des années 70-80, ce sont généralement toujours les mêmes noms qui reviennent : Michael Myers, Jason Voorhees, Freddy Krueger... Il y en a pourtant un autre, tout aussi flippant mais plus discret, peut-être parce qu'après presque 40 ans, nous ne savons toujours pas qui il est vraiment : Le Tall Man de Phantasm


IDEE DE GENIE ET BOUTS DE FICELLE

Lorsque le jeune Don Coscarelli s'attaque au projet Phantasm, aux environs de 1977, il n'en est pas à son premier coup d'essai puisqu'on lui doit déjà deux longs-métrages : Jim, The world's greatest et Kenny & Company, deux films très indépendants mais respectivement distribués par Universal et 20th Century Fox... Pour des résultats on ne peut plus décevants puisque les deux productions ont été des flops conséquents. Pas trop grave dans la mesure où ils n'avaient pas coûtés grand chose et qu'ils étaient surtout des répétitions pour le réalisateur en herbe avant de s'attaquer au projet qui le fera connaitre dans le monde entier. 

L'avantage de ces expériences malheureuses, c'est qu'elles restent des productions quasiment familiales puisque la majeure partie des budgets venaient du propre père du réalisateur, investisseur dans l'immobilier qui croyait dur comme fer dans le potentiel de son fils, et surtout qu'elles ont permises à Coscarelli de s'entourer de fidèles répondant toujours à l'appel aujourd'hui. Une famille dans la famille donc, condition sine qua none pour la bonne réussite de projets aussi peu coûteux. L'idée de Phantasm lui vient lors d'une projection de Kenny & Company, d'un moment en particulier qui faisait sursauter les spectateurs sur leur siège. Là, Coscarelli entrevoit tout le potentiel du cinéma fantastique et de la peur en particulier et décide que son prochain film tournera tout autour de ce concept, en y ajoutant une bonne grosse dose de bizarre.


CADAVRE DANS LE PLACARD

Il est particulièrement ardu de résumer l'histoire de Phantasm en quelques lignes. Pour simplifier, disons que nous gravitons autour du cimetière de Morningwood après le décès du meilleur ami de Jodi et de Reggie, jeunes adultes qui voient ainsi leur bande de potes se dissoudre. En parallèle nous suivons Mike, le jeune frère de Jodi, sous sa garde depuis la mort de leurs parents et qui angoisse à l'idée que Jodi le quitte bientôt pour prendre la route. Alors que Mike espionne l'enterrement du défunt, il remarque un croque-mort au comportement étrange, le Tall Man, et qui semble être entouré de nains encapuchonnés. Piqué par la curiosité, Mike va mener son enquête et découvrir une terrible vérité qu'il aurait préféré ignorer.

Disons-le d'emblée, ce résumé ne rend pas justice au film et c'est tout le problème lorsque l'on parle de Phantasm. En effet, le film de Don Coscarelli fait partie de ses oeuvres qui ne se racontent pas, mais se vivent. Le metteur en scène voulait proposer une histoire qui soit toujours à cheval entre rêve et réalité, qui ne délivrerait aucun de ses secrets au spectateur, privilégiant l'ambiance, la métaphore, le symbolisme, voire même la métaphysique et, de ce strict point de vue, Phantasm est un modèle du genre. S'il semble décousu et troué comme un gruyère, le scénario fait surtout la part belle à la suggestion, l'intelligence du spectateur et la confiance qu'il place dans le réalisateur et son équipe.


Du début à la fin, nous ne pouvons savoir si ce que nous voyons est vrai ou si tout sort de la tête de Mike et nous nous retrouvons face à une étude incroyablement juste des émotions entourant un deuil difficile, de la peur de l'abandon, couplées à l'adolescence et ses bouleversements hormonaux lorsque le monde nous parait toujours aussi étrange qu'avec nos yeux d'enfants mais où nous pouvons enfin passer à l'action. Et il ne sera d'ailleurs que question de cela : Mike parviendra-t-il à convaincre son frère et Reggie que le Tall Man existe ? Le trio arrivera-t-il à appréhender une créature étrange dont ils ne savent absolument rien ? Jusqu'où sont-ils prêts à se plonger dans les ténèbres de leurs traumatismes pour trouver la force de s'en relever ? Le twist final, très perturbant en termes de dramaturgie lorsque l'on n'y est pas préparé, faisant office d'une note d'intention des plus fatalistes qui fonctionne toujours aussi bien aujourd'hui.


BOOOOYYYYY ! 

Phantasm n'est pas un gros film, et encore moins un film de studio. Il n'a coûté que 300.000 dollars et s'est tourné sur une période de deux ans avec une équipe technique quasi débutante et des comédiens plus ou moins amateurs. C'est de cette fraicheur et de cette inconscience que le film tire sa plus grande force, mais aussi ses plus grosses faiblesses. Si le film est correctement mis en scène dans sa globalité, il y manque clairement pas mal de séquences qui induisent des ruptures de ton bien violentes. L'idée de génie de Coscarelli étant de les intégrer totalement dans sa narration en en faisant même un des moteurs de son univers, le script étant réécrit en direct au fil du tournage pour coller avec les moyens dont ils disposaient. Nul doute que cela a grandement contribué à son ambiance si particulière.

Les comédiens sont moyens dans l'ensemble, et c'est paradoxalement cette approximation qui les rend profondément humains et attachants. S'ils ne sont que des archétypes génériques (Mike est un petit con, Jodi un beau gosse musicien, Reggie un marchand de glace sympa et un peu à l'ouest), ils puisent dans ce manque de profondeur et l'alchimie évidente entre ses comédiens, une énergie que l'on ne retrouve que trop rarement au cinéma. Oui, les personnages de Phantasm font partie de ceux que l'on aimerait avoir comme potes. Et puis, bien sûr, il y a le Tall Man, incarné par le grand Angus Scrimm, qui y trouve là le rôle de sa vie. Gigantesque, maigre, à l'expression figée et à la voix caverneuse, on imagine sans peine le monstre au masque humain, l'être surnaturel limité dans ses mouvements par une enveloppe charnelle un peu juste. Il terrifie autant qu'il intrigue parce que, déjà, on ne le voit ni ne l'entend pas souvent, mais aussi parce qu'il ne fait que poser des questions au spectateur par sa simple présence, le film refusant de nous apporter la moindre réponse. En résulte une figure envoûtante, hypnotique tout autant que terrifiante qui semble traverser les générations. C'est à coup sûr avec lui que Don Coscarelli touche à son but premier : insuffler la peur chez le spectateur. Et lorsque l'on ajoute par-dessus la magnifique musique de Fred Myrow et Malcolm Seagrave, la recette est parfaite.


LE DEBUT D'UNE SAGA PAS COMME LES AUTRES

Avec ses accès gores, ses sphères qui transpercent les crânes, sa nudité discrète et son propos bien perché entre fantastique, horreur et science-fiction, on aurait pu penser que Phantasm ne termine rapidement sa carrière dans les salles de quartier en double-séance. Il n'en est rien puisque le film est un véritable phénomène à sa sortie en 1979. Avec ses 300.000 dollars de budget, il en récolte près de 12 millions rien qu'aux USA et comptabilise plus de 500.000 entrées en France. Un exploit qui en dit long sur le changement des mentalités des spectateurs en l'espace de 40 ans. Il obtient le prix spécial du Jury au Festival d'Avoriaz de 1979 et le Saturn Award du meilleur film d'horreur en 1980.

On aurait pu penser qu'avec un tel succès, Don Coscarelli allait lui donner une suite dans le mois qui suit. C'est tout l'inverse qui se produit puisqu'il faudra attendre 10 ans pour que Phantasm 2 n'existe, 6 de plus pour Phantasm 3, encore 4 pour Phantasm 4, suivi 17 ans plus tard, en 2015, par Phantasm Ravager. On pourrait se demander pourquoi il y a tant d'écart entre les différents épisodes alors que Don Coscarelli a visiblement trouvé sa poule aux oeufs d'or. C'est justement parce qu'il est un passionné très intègre qui refuse la politique des studios qu'il prend son temps. Don Coscarelli tient à son indépendance, à tout prix, et après plusieurs expériences malheureuses avec les studios, dont Phantasm 2, il a compris qu'il n'y trouverait jamais l'espace de liberté dont il a besoin pour s'exprimer. Il tient aussi à ce que la saga reste SA saga et qu'il soit le seul à décider dans quelle direction elle part. Et, pour cela, il est prêt à galérer des années pour constituer un budget modeste, comptant sur les bonnes volontés de sa famille de cinéma et de ses fans pour répondre présent au moment opportun. Et, dans l'industrie actuelle, c'est tout à son honneur.


Si les autres films de la saga ne sont pas si saisissants que le premier Phantasm, ils restent cependant des morceaux d'histoire passionnants du cinéma américain parce qu'ils sont chacun le reflet de leur époque. Si on peut critiquer la volonté du réalisateur de compliquer inutilement son intrigue au bout de 40 ans, on sent bien qu'il a des choses à nous dire à travers cette saga mais que son esprit refuse toute passivité du spectateur. La saga Phantasm est un joyau du cinéma d'horreur et, comme tous les cadeaux précieux, elle se mérite. 

EN BREF

Phantasm est encore aujourd'hui un fleuron du genre fantastique à l'ancienne et fait avec des bouts de ficelle. Un modèle de volonté, d'ingéniosité, de passion et d'indépendance dont feraient bien de s'inspirer tous les wannabe réalisateurs d'aujourd'hui. Et comme il est dorénavant disponible dans une magnifique copie restaurée en 4k et supervisée par J.J. Abrams (et oui), vous n'avez plus aucune excuse pour ne pas le voir. De toute façon, c'est ça ou vous déclencherez la colère du Tall Man...

14 octobre 2017

Frida - Julie Taymor


BURN IT BLUE

Frida, femme de toutes les révolutions: artistique, politique et sexuelle. La gageure pour Julie Taymor est de concentrer sa bouillonnante existence en un film, en évitant si possible l'illustratif et l'académisme, deux des dangers qui guettent le biopic. Si Frida demeure quelque peu inégal, c'est à cause d'une certaine linéarité qui prive le film d'un peu de surprise, et peut-être d'un soupçon de souffle. Mais après avoir été ballotté de tiroirs en tiroirs depuis des années, force est de constater que le projet est tombé entre de bonnes mains. Taymor, qui fait preuve d'un sens visuel admirable, a compris que l'existence de Frida Kahlo était celle d'un "tout-art", où toute parcelle de vie (ou de mort) est une oeuvre d'art à part entière. La peinture de Kahlo imprègne ainsi tout le film. Comme une adaptation littéraire aura recours à la voix-off pour faire part des émotions des personnages, la peinture est ici la voix de Frida, l'expression de ses sentiments intérieurs, la matérialisation de son bouillonnement émotionnel. La peintre a toujours entretenu un lien étroit entre sa vie intime et son oeuvre; ainsi, Taymor se réapproprie ses plus grands tableaux (pêle-mêle La Colonne briséeNaissanceLes Deux FridasLe Suicide de Dorothy Haleetc...) comme autant de témoins vivants de ce qu'est Frida dans son rapport à un corps meurtri, à la dualité qui l'obsède, à la mort qui l'accompagne....

Capter l'essence d'une passion: tel est l'un des enjeux du film, celui-ci étant parfaitement atteint. La Frida qui se découvre artiste, c'est une Frida qui renaît: instant clef de l'existence de Kahlo, l'accident de tramway qu'elle subit (et qu'elle mettra souvent en scène dans ses peintures) devient la pierre angulaire de la naissance d'une nouvelle entité. Baignée d'or et de sang, la vision d'une jeune Frida à demi-morte fait partie des stupéfiantes fulgurances visuelles d'un film qui en comporte quelques-unes. La matrice existentielle est ainsi posée: la vie de Kahlo sera faite d'or et de sang, de peinture et de souffrance. C'est une nouvelle existence qui débute par le réveil hébété, l'emprisonnement dans un corset orné de papillons avant la libération, puis l'apprentissage le plus élémentaire (avec une Frida qui, en s'éveillant à la peinture, réapprend à marcher). Au-delà du destin unique de son héroïne, le film répond esthétiquement à ce qui constitue le courant pictural auquel appartient l'artiste, à savoir un Mexicanismo très coloré, magnifiquement rendu par le travail de Rodrigo Prieto. Le voyage-collage en noir et blanc qui illustre le périple aux USA est là encore un hommage visuellement splendide à une facette de l'oeuvre plurielle de la peintre, Frida puisant graphiquement toute son esthétique dans l'essence de l'oeuvre de l'artiste. Comme si le film était quelque part signé de Kahlo elle-même.

CON ADORACION, FRIDA
"Arbre de l'espérance, reste ferme": cet encouragement que Frida Kahlo s'adresse à elle-même dans l'un de ses autoportraits est l'une des marques de courage qui caractérisent tant la Mexicaine. Dans le rôle-titre, Salma Hayek irradie de bout en bout, portant le film avec rage et conviction, passion et dévotion. Sur Portrait de mon père, l'artiste signait: "Con adoracion, Frida". Salma Hayek a tant porté le film, cherchant à le produire depuis longtemps, réunissant tout ce que son carnet d'adresses compte de stars, ne serait-ce que pour quelques scènes (comme Edward Norton ou Antonio Banderas) pour rendre vivant son projet, que Frida pourrait être signé "Con adoracion, Salma". Kahlo et Hayek (qui pour le film a appris la peinture) ont en commun ce feu intérieur et cette abnégation inarrêtable: l'actrice est ainsi le choix idéal pour interpréter la peintre (et se voit justement distinguée par une nomination aux Oscars). Du périple que revêt le long métrage de Julie Taymor, il reste l'impression de s'être aventuré dans une peinture géante de l'artiste, permettant de sentir sa chair en même temps que son art, aidé également pas la minutie de la reconstitution. Frida dansant avec la mort (magnifique partition de Goldenthal), ou l'utilisation que fait Taymor de sa toile Le Rêve comme image finale apportent une dernière touche de grâce à un film imparfait mais d'une ferveur enthousiasmante.

10 octobre 2017

Detroit - Kathryn Bigelow



Avec les années, Kathryn Bigelow se sera imposée non seulement comme une technicienne de haute volée, mais également une remarquable portraitiste des lignes de force traversant la société américaine, aussi bien dans la sphère publique qu’intime (voire son autopsie des valeurs familiales traditionnelles dans le Poids de l’Eau). Un mélange explosif de talent, instinct et rigueur qui auront fait d’elle l’une des cinéastes les plus éminemment politiques de sa génération.

ZERO DARK GRITTY

On ne s’étonnera donc pas, après l’implacable Zero Dark Thirty et l’abandon du passionnant Triple Frontier (thriller mêlant narcos et géopolitique légué à J.C. Chandor), de la voir s’emparer d’un sujet aussi brûlant que séminal, à savoir les tensions raciales qui sous-tendent le corps social américain. En choisissant de se focaliser sur les évènements qui ensanglantèrent le motel Algiers pendant les émeutes de Detroit en 1967, sur un mode – en apparence – documentaire, la réalisatrice fait un choix aussi brillant que politique.


Assumant de la première à la dernière image un geste entre néo-réalisme et captation enfiévrée telle que la contestation de la Guerre du Viêtnam en engendra avant de participer à l’accouchement du Nouvel Hollywood, Kathryn Bigelow revendique haut et fort qu’elle renonce à priori à toute distance critique. Detroit affirme avec une énergie terrassante que la société américaine est encore bien loin d’avoir regardé ses démons en face, refuse la posture confortable et pseudo-valeureuse de la réévaluation vertueuse d’un temps passé.

La caméra stylo (ou plume acérée) de Bigelow hurle avec une conviction, qui nous laisse à genoux, que l’Amérique toute entière est encore enfermée au cœur du motel Algiers et qu’elle n’en sortira pas tant qu’aucun de ses membres doutera et de la gravité de ses évènements, et de leur effrayante banalité. Trop au fait de sa démarche et maîtresse de ses effets pour verser dans le délire de social justice warrior pelliculé ou pour s’égarer en divagations politiciennes, elle impressionne toujours par la pureté de sa démarche et la puissance qui s’en dégage.


RAGE AGAINST THE MACHINE

Et pour supporter sa mise en scène, Bigelow bénéficie d’une équipe de collaborateurs au meilleur de leur forme. Le script de Mark Boal témoigne de son passé de journaliste, évoquant souvent le mélange d’intelligence dans l’alignement des faits allié à une profonde humanité dans leur traitement dont fit preuve David Simon dans son épatant Baltimore puis dans The Wire. À la photographie, Barry Ackroyd parvient à convoquer la tessiture d’un certain cinéma historique, qui ne s’interdit jamais un sentiment de réalité follement impactant, de toute évidence, lui aussi cherche et parvient à capter l’essence d’un cinéma contestataire issu des seventies.

La galerie de comédiens sidère également tant par la physicalité de l’interprétation collective que la justesse dont chacun fait preuve, quand bien même certains protagonistes correspondent en surface à une nuée de stéréotypes qu’il eut été aisé d’incarner superficiellement. John Boyega retrouve et magnifie l’urgence qu’il offrait à Attack the Block, tandis que Will Poulter donne vie à un des personnages les plus glaçants rencontrés sur un grand écran depuis un bail, tous deux s’effaçant avec finesse derrière des figures à la complexité souvent surprenante.


Malheureusement l’équilibre enragé qui fait de Detroit une œuvre ravageuse de son exposition jusqu’à la fin de son dernier acte a tendance à se diluer dans la dernière partie du film. Si l’ensemble évoquait par endroit le coup à l’estomac littéraire d’un Dans le Ventre de la Bête, quand le récit embrasse la dimension légale, voire judiciaire de l’affaire, le changement de rythme induit par ce basculement nuit au métrage, et le prive dans ses dernières minutes des foudroyantes qualités qui auraient pu permettre de faire de ce formidable pamphlet un très grand film.

EN BREF

Réquisitoire implacable et d'une terrassante maîtrise formelle, Detroit est une des oeuvres les plus fortes de Kathryn Bigelow, jusqu'à une conclusion qui tire un peu à la ligne.

05 octobre 2017

Blade Runner 2049 - Denis Villeneuve


Comment mener une suite au film culte Blade Runner de Ridley Scott ? Comment être à la hauteur alors même que le réalisateur du classique de 1982 s'est pour beaucoup de fans raté lorsqu'il s'est replongé dans un autre univers mythique de sa carrière, avec Prometheus et Alien : Covenant ? Comment Denis Villeneuve a t-il pu trouver la place d'exister, entre une nostalgie de plus en plus envahissante, et une tendance au remix qui a notamment touché Star Wars ? Beaucoup de questions, de craintes, d'espoirs et d'attente autour de Blade Runner 2049. Beaucoup de doutes aussi face au résultat.

RETOUR VERS LE FUTUR

En 2049, trente ans après la quête de Deckard, Los Angeles est plus organisée mais pas plus heureuse. Il y a encore des pyramides, de la pluie et des voitures volantes, noyés dans une météo moins nocturne mais peu engageante. Il y a aussi les fameux Blade Runner, chargés de la même mission : traquer les vieux modèles des Replicants. Ryan Gosling alias K. reprend à première vue le flambeau de Harrison Ford, avec une délicate mission confiée qui l'amène à chercher du côté de l'entreprise Wallace, laquelle a récupéré le business et les ambitions de Tyrell Corporation suite à sa faillite.

Impossible d'en dire beaucoup plus : Blade Runner 2049 est entouré d'un voile de mystère consciemment entretenu, à l'image des nuages inquiétants où baignent les paysages de cette Amérique futuriste. Il y a la crainte de voir la suite suivre la tendance du grand recyclage tant décriée d'un Star Wars : Le Réveil de la Force, d'autant que Villeneuve s'offre - ou plutôt offre aux fans - une poignée de clins d'œil très lourds dès les premiers plans. Blade Runner 2049 y échappe parfois, mais pas toujours.


BLADE RUINÉ

Un peu étouffé par ses obligations de suite, Blade Runner 2049 patine. Ramener Deckard, reconnecter à l'héritage du premier film, resituer le même univers mais en ouvrir de nouvelles portes : Hampton Fancher (co-scénariste de l'original qui s'est ici chargé des premières versions) et Michael Green (crédité dans Alien : Covenant pour l'histoire, scénariste de Logan et Green Lantern, qui a signé la version finale) s'emploient à relier tous les points et parler aux fans, tout en embarquant dans une histoire nouvelle, portée par un nouveau héros. C'est ambitieux, et vraisemblablement trop. 

Côté références, le film est capable du meilleur (une incroyable scène de fantôme mécanique qui sort de l'ombre) comme du pire (l'utilisation gênante du thème Tears in the Rain). Côté nouveautés, Blade Runner 2049 est d'une maladresse étonnante : plus de 2h30 de narration bancale, qui alignent les longues scènes autour d'un canevas qui manque cruellement de nerf, avec une tendance à abuser des silences et une impression de voir de beaux morceaux compilés (avalanche de seconds rôles et escales) sans vraie dynamique dramatique.

Denis Villeneuve est un bon chef d'orchestre dès qu'il s'agit de composer une symphonie visuelle et sonore, mais son film manque d'une vraie harmonie, qui laisse la sensation que le film se joue à différents niveaux isolés - dans l'interprétation des acteurs, la tonalité très solennelle ou plus légère, les enjeux intimes du héros et ceux qui le dépassent.


LA BELLE EST BÊTE

A la torpeur narrative s'ajoute une donnée non négligeable : la beauté. Blade Runner 2049 brille d'un éclat de cinéma fantastique, qui enivre et procure parfois une sensation de grandeur terrassante. La photo de Roger Deakins, qui retrouve Denis Villeneuve après Prisoners et Sicario, est sans surprise fabuleuse, offrant une foule de visions hallucinées, que ce soit une ferme perdue dans une brume blanche, des statues noyées dans un halo orangé, ou même des poursuites dans les nuages nocturnes. Là, le cinéaste rappelle de manière flamboyante son talent.

La direction artistique est tout bonnement superbe. Elle regorge de détails (notamment pour ce qui relève de la technologie), conférant aux décors une dimension fascinante quand les costumes et coiffures donnent aux acteurs une belle prestance - notamment une Sylvia Hoeks excellente. Loin d'être dépassé par la technique, Villeneuve témoigne d'un vrai sens de la mise en scène en terme de gestion des effets spéciaux, avec une utilisation à peu près irréprochable des outils modernes (notamment dans une folle scène de séduction, ou lors d'un somptueux fondu entre braises et paysage urbain).

Un bémol et pas des moindres : la musique composée par Hans Zimmer et Benjamin Wallfisch. Malgré quelques envolées grandioses et des basses monstrueuses, le fantôme de Vangelis plane sur le film. Ce n'est pas une obsession de fan : c'est un spectre entretenu par Blade Runner 2049, qui compose sa mélodie en écho aux synthétiseurs du musicien grec - c'est d'ailleurs pour ça que Jóhann Jóhannsson a été remplacé. La version 2017 occupe moins d'espace à l'écran, mais également dans l'esprit du spectateur.


2049, L'ODYSSÉE DE L'ESPÈCE

Ne pas se méprendre : Ridley Scott n'a pas réalisé cette suite, mais est à l'origine de l'impulsion de départ dès l'écriture des grandes lignes, et en lien direct avec ses envies après le film original - Villeneuve l'a confirmé. Celui qui a suivi avec passion ou exaspération son retour dans l'univers d'Alien avec Prometheus et Covenant verra sans doute dans le personnage d'un homme de science fantasmagorique, mû par ses envies de création démiurge, un parallèle clair. Il s'agit là encore de rouvrir le cadavre d'une œuvre culte pour une autopsie, afin d'y puiser un matériau semi-nouveau semi-remix. Pourquoi pas, si la chose apportait quelque chose de fort et noble à l'original ou au genre. 

Blade Runner 2049 est bien un film de Denis Villeneuve, mais y flotte la sensation d'une œuvre tiraillée entre plusieurs choses. Comme l'affiche divisée entre orange et bleu, comme le casting polarisé autour de Ryan Gosling et Harrison Ford, le scénario se dilue entre deux lignes, avec d'un côté la grande et absolue désillusion d'un homme et de l'autre, une exploration un peu classique de l'acte de création et le pouvoir de vie.

Et si le film séduit dans ses ambitions globales plutôt rares à ce niveau de production (rythme lancinant, durée rallongée, silence omniprésent, action sporadique, stoïcisme du héros), il laisse au final une profonde sensation d'œuvre malade, inachevée, inaccomplie, et empêchée.


EN BREF

Blade Runner 2049 est d'une beauté sidérante, et d'une force parfois saisissante. Il est également trop long et bancal dans sa narration, tiède dans ses intentions, et tiraillé entre deux personnages et directions qui ne parviennent pas à coexister en harmonie.

02 octobre 2017

Blade Runner : et si on faisait le point sur toutes ses différentes versions ?


Retour sur les multiples versions de Blade Runner de Ridley Scott.

Sept versions. Le classique de Ridley Scott adapté du livre de Philip K. Dick a eu une vie compliquée, de sa sortie initiale en 1982 (un échec au box-office avec environ 33 millions de recettes pour un budget de 28) à ses multiples éditions vidéo, créant autour de Blade Runner un nuage de mystère et de classique obscur pour certains spectateurs.

Alors que Denis Villeneuve rouvre les portes de cet univers fantastique avec Blade Runner 2049, avec à nouveau Harrison Ford, l'occasion est trop belle pour ne pas revenir sur ce chef d'œuvre de la science-fiction, qui hante encore trente ans après l'imaginaire des cinéphiles.


VERSION 1 : LA VERSION WORKPRINT

Durée : 113 minutes

Il y a d'abord la version workprint : la version du film utilisée lors de la post-production (le premier montage de Ridley Scott, uniquement montrée au studio, avoisinait les quatre heures), et montrée lors des premières projections-test en mars 82. C'est suite aux retours négatifs de ces premiers spectateurs que le studio remontera Blade Runner.

Différences principales : titre différent, texte d'introduction absent avec seulement une définition des Replicants affichée, moins de gros plans de l'oeil sur la ville, Gaff qui insulte Deckard lorsqu'ils arrivent au QG de police, Bryant explique que non pas un mais deux Replicants sont morts électrocutés, pas de séquence de rêve de licorne lorsque Deckard joue du piano, montage différent de la mort de Batty et voix-off de Deckard qui explique l'avoir regardé mourir toute la nuit, pas de happy end.


VERSION 2 : LA PREVIEW DE SAN DIEGO

Une version perdue, d'une durée peu précise, montrée en mai 82 lors d'une unique projection preview à San Diego, au Cinema 21. Le montage est très proche de la version sortie en salles aux Etats-Unis, à l'exception de trois scènes qui n'ont depuis pas été réutilisées.

Différences : une présentation de Roy Batty dans une cabine VidPhon, Deckard qui recharge son arme après que Roy lui ait brisé les doigts, un plan de Deckard et Rachel s'éloignant vers un coucher de soleil (de quoi connecter au happy end).

L'absence de ces plans dans toutes les éditions depuis semble indiquer qu'ils sont perdus, ou inutilisables.


VERSION 3 : LA VERSION AMERICAINE

Durée : 116 minutes

La version sortie dans 1290 salles américaines le 25 juin 1982. La version originale officielle donc.

La grande différence est la fin, surnommée happy end depuis puisqu'elle montre Deckard et Rachel s'enfuir dans la nature. Si une fin de ce type avait été présente dans quelques versions du scénario, Ridley Scott ne voulait pas clore l'histoire de cette manière. C'est le studio qui a rajouté la séquence, contre son avis et avec un Harrison Ford lié par contrat.

Différences : plan du spasme de la main de Roy, happy end avec voix off de Harrison Ford. Gaff laisse Deckard et Rachel s'enfuir, et le héros annonce qu'elle survivra.

Ridley Scott n'a pas tourné cette fin, montée grâce à des plans non utilisés de Shining que Kubrick a accepté de laisser utiliser. La voix off a été enregistrée parce que le public des projections-test disait avoir du mal à comprendre le film. Ford sera le premier à déclarer qu'il trouve l'idée très mauvaise.


VERSION 4 : LA VERSION INTERNATIONALE

Durée : 117 minutes

Une version sortie en Europe, similaire à la version américaine mais avec des plans plus violents.

Différences : la mort de Tyrell est plus graphique (plans des pouces de Roy dans ses yeux avec plus de sang), l'affrontement entre Deckard et Pris est plus violent (plans des doigts de Pris dans son nez, Deckard lui tire dessus trois fois et non plus deux, elle remue de manière hystérique après avoir été abattue), plans de Roy avec un clou dans la main. 


VERSION 5 : LA VERSION TV

Durée : 114 minutes

Diffusée une première fois le 8 février 1986 sur CBS, qui a remonté le film pour atténuer la violence, la nudité et d'autres mauvaises choses selon les réglementations ("Christ", "goddamn", "fucker", les seins de Zhora). A l'époque, Blade Runner a été précédé d'un message qui présentait l'univers, et insistait sur le fait que Deckard n'était pas un Replicant. 

Différences : le texte d'introduction est lu en voix off (pas celle de Harrison Ford), et comporte quelques différences.


VERSION 6 : LA DIRECTOR'S CUT

Durée : 116 minutes

La version approuvée par Ridley Scott en 1992 est née suite à un mauvais coup de la Warner. En octobre 89, Michael Arick, un spécialiste de la restauration des films, tombe par hasard sur la copie 70mm de Blade Runner. Enchanté par la découverte, le cinéma Cineplex Odeon Fairfax demande au studio la permission de projeter le film en mai 90. Découvrant qu'il s'agit d'une version différente de celle sortie en salles (il s'agit en réalité de la toute première, la workprint), la Warner décide de créer l'événement dans une quinzaine de salles en parlant de la director's cut.

Sauf que Ridley Scott n'a pas du tout validé cette version, et déclare publiquement que ce n'est pas la director's cut - citant notamment un montage non définitif, l'absence d'une scène importante et de la musique de Vangelis pour le climax, avec un morceau de La Planète des singes composé Jerry Goldsmith à la place. Le studio annule quelques projections pour réagir.

Face au mécontentement de Scott et surtout à l'engouement du public face à ces séances, la Warner décide de lancer une véritable director's cut pour une ressortie en salles en 92. Michael Arick est chargé de la monter, encadré par Ridley Scott (qui envoie ses notes) et l'assistant monteur du film, Les Healey. 

Différences principales : les voix-off de Deckard retirées, ajout de la séquence de rêve de la licorne (la version prévue à l'origine par Scott étant inutilisable, une autre sera montée), suppression du happy end imposé par le studio.


VERSION 7 : THE FINAL CUT

Durée : 117 minutes

La version 100% validée par Ridley Scott qui a cette fois-ci pu la gérer lui-même. Une version remasterisée, avec un travail sur les effets et le son, qui a permis de découvrir des détails dans l'image. Le réalisateur a retravaillé le film et le montage par petites touches à de nombreux endroits.

Différences principales : l'introduction a été retravaillée de manière quasi imperceptible, le rêve de la licorne en entier pour la première fois, et en version restaurée (avec Deckard éveillé, ce qui était l'intention initiale de Scott). Rajout de tous les plans dits violents de la version européenne, coupés à l'origine dans la version pour les Etats-Unis.

Ridley Scott a également retourné des plans de la mort de Zhora, incarnée par Joanna Cassidy. En 1982, la scène avait été tournée avec une doublure, et Scott n'était pas entièrement satisfait des images. En 2007, il filme donc Cassidy, de retour dans son costume, qui répète les mouvements de la doublure sur fond vert. Son visage a ensuite été rajouté sur la séquence.


La version Final Cut est ressorti en salles pour les 25 ans du film, avec une large édition en DVD, HD DVD et Blu-ray. Le coffret inclut la version workprint, la version américaine, la version internationale, la version director's cut remasterisée, la version final cut, et des heures de bonus.

Beaucoup de versions pour finalement peu de points majeurs ou exceptionnels donc, la chose se résumant finalement à une version cinéma plus lourde, dictée par un studio peu sûr de lui, et une version plus noble et complexe conçue par le réalisateur.

Une assurance néanmoins : Blade Runner 2049 ne devrait pas avoir la même vie, puisque Denis Villeneuve soutient la version qui sortira en salles (de 2h31 sans générique). Que le cinéaste ait au préalable affirmé ne pas avoir le director's cut pour autant nuance l'opposition parfois caricaturale et simpliste entre les méchants producteurs et les artistes malmenés.