26 avril 2017

Les Oiseaux - Alfred Hitchcock



Bien avant que Steven Spielberg n'offre une réputation sanglante aux requins avec Les Dents de la mer, Alfred Hitchcock donnait aux oiseaux une aura monstrueuse avec un film culte. Les Oiseaux, sorti en 1963, avec Tippi Hedren et Rod Taylor, a marqué les esprits, à la fois comme monument de cinéma et pièce maîtresse du film d'horreur.

PSYCHOISEAUX

En 1960, Psychose a été un succès. Il a retourné les esprits, est entré dans l'Histoire du cinéma, et a valu à Alfred Hitchcock sa dernière nomination à l'Oscar du meilleur réalisateur, après quatre nominations et avant un prix honorifique en 68. Le réalisateur de Fenêtre sur cour et Sueurs froides planche alors sur l'adaptation de Marnie, un livre de Winston Graham, avec le scénariste de Psychose. Parce que Grace Kelly, qu'il souhaite caster à tout prix, n'est pas disponible, il décide de se concentrer sur un autre projet.

Son attention se porte sur Les Oiseaux, une nouvelle de Daphne du Maurier, dont il a déjà adapté La Taverne de la Jamaique et Rebecca. Publiée en 1952, elle raconte comment une petite ville devient le théâtre d'un cauchemar lorsque des nuées d'oiseaux s'attaquent aux humains. Hitchcock pense d'abord à l'adapter dans sa série Alfred Hitchcock présente avant d'imaginer un film.


Le cinéaste ne garde à peu près rien de la nouvelle hormis la grande et terrifiante idée d'une étrange attaque d'oiseaux. Fasciné par de véritables faits divers qui ont eu lieu, et donnent à cette horreur une tonalité familière, il cherche un scénariste. Il engage Evan Hunter, écrivain connu sous le nom d'Ed McBain. Avec une consigne : ne donner aucune explication aux attaques des oiseaux.

"THIS IS THE GIRL !"

La nouvelle de Daphne du Maurier suivait Nat Hocken, un vétéran de guerre blessé dans une petite ville côtière en Angleterre, avec l'idée que le comportement des oiseaux est lié aux marées. Le film est centré sur Melanie Daniels, une jeune bourgeoise qui décide, sur un coup de tête, de retrouver un bel avocat rencontré par hasard à Bodega Bay, dans la région de San Fransisco. Hitchcock décide avec son scénariste d'ouvrir l'histoire sur une note légère de comédie romantique, pour nourrir l'effet de surprise et de choc par contraste.

C'est après avoir vu Tippi Hedren dans une publicité qu'Alfred Hitchcock mise sur elle. Il demande au studio Universal Pictures de lui faire signer un contrat pour sept ans, sans que l'actrice ne se doute de ce qui l'attend. Lorsqu'elle est castée dans le premier rôle des Oiseaux, elle est la première étonnée. Même Universal n'y croit pas.


Il caste également Veronica Cartwright qui fêtera ses 13 ans sur le plateau. Elle deviendra un visage bien connu des amateurs du genre, puisque présente dans Alien, le huitième passager et L'Invasion des profanateurs de sépulture.

L'expérience sera grande pour Tippi Hedren, qui ne connaît à peu près rien aux rouages du cinéma. Elle assiste aux réunions de pré-production, et dira en avoir plus appris en trois ans sur ce projet qu'en quinze années ailleurs à graviter autour des plateaux. Elle boit les paroles du cinéaste, consciente de son inexpérience. Le tournage se passe à merveille, du moins dans un premier temps.

L'exigence désormais célèbre de Hitchcock atteint son paroxysme lors de la grande scène d'attaque finale des oiseaux dans la maison : une semaine de tournage que Tippi Hedren considérera comme la pire de sa vie. Alors qu'on lui a expliqué qu'elle affronterait des oiseaux mécaniques, elle passe des journées entières à lutter contre de vrais volatiles, lancés sur elle ou attachés à son costume pour créer l'action. Après avoir été blessée au visage, l'actrice s'effondre en larmes. Lorsqu'un docteur demande à ce qu'elle ait une semaine de repos après plusieurs mois intenses, Hitchcock refuse. Lorsqu'il insiste, il finit par accepter.


LES AILES DE L'ENFER 

Plus d'un demi-siècle après, que reste t-il des Oiseaux d'Alfred Hitchcock ? Une leçon de mise en scène, clairement illustrée par la scène inoubliable de l'école, où Melanie attend en fumant une cigarette que la petite Cathy sorte. En fond, des corbeaux commencent à se poser sur les barres métalliques d'un jeu pour enfants. L'héroïne, perdue dans ses pensées et attirée du mauvais côté du cadre, n'en a pas conscience. Le spectateur, lui, est mis dans la confidence. Le suspense se crée : il sait quelque chose que le personnage ignore, l'attente (de Melanie, des corbeaux, du public) est immense. La mélodie entêtante Rissle-dy, Rossle-dy, renforce ce sentiment.

Sauf que Hitchcock se joue de lui de la plus cruelle et réjouissante des manières. Lorsque Melanie remarque enfin un oiseau s'approcher de l'école et que la caméra accompagne son regard, le spectateur pense avoir une longueur d'avance. Erreur : il réalisera qu'il n'y a pas quelques volatiles, mais une centaine, silencieusement postés sans qu'il l'ait vu. Un dispositif de mise en scène malin, et pervers.

Difficile aussi d'oublier la scène où Melanie se réfugie dans une cabine téléphonique, observant la panique gagner les rues tandis qu'une nuée d'oiseaux sème le chaos. Une fois n'est pas coutume : Hitchcock n'utilise pas de musique, même si son fidèle Bernard Herrmann est crédité comme consultant sonore. Les cris des vilaines bêtes à plumes font office de notes pour figurer la mélodie de l'horreur, jouée par intermittence.


Les Oiseaux est également un tour de force technique, combinaison de trucages visuels (notamment du matte painting : un décor peint sur une surface lisse, utilisé avec des acteurs pour donner de la vie à l'image), oiseaux réels et factices. Plus de 3000 volatiles (corbeaux, moineaux, mouettes) dressés ont été utilisés.

OISEAU DE MALHEUR

L'interprétation magnétique de Tippi Hedren sera saluée à la sortie du film, du Festival de Cannes où il sera projeté hors compétition, jusqu'aux Golden Globes, où elle sera couronnée révélation de l'année. La success story est a priori flamboyante, puisqu'elle retrouvera Hitchcock pour Pas de printemps pour Marnie. Mais en coulisses, la relation entre l'actrice et le réalisateur était bien moins jolie. 

Des années plus tard, le livre The Dark Side of a Genius de Donald Spoto décrira le comportement excessivement possessif de Hitchcock envers sa star, surveillée, encadrée et protégée à outrance par ses soins. Tippi Hedren, Rod Taylor et d'autres confirmeront ces faits, qui ont notamment donné lieu au téléfilm The Girl avec Sienna Miller et Toby Jones. Le tournage de Pas de printemps pour Marnie, où l'obsession du réalisateur serait devenue insupportable, mettra un terme à leur collaboration. Lorsque Tippi Hedren lui annonce qu'elle ne veut plus travailler avec lui, il lui annonce qu'il brisera sa carrière. Le contrat qui la lie à lui l'enchaînera pendant plusieurs années, avant qu'elle puisse partir de son côté.


Les Oiseaux a donné lieu en 1997 à Les Oiseaux II, un remake camouflé sous un titre de suite. Tippi Hedren y apparaît dans un rôle différent tandis que le réalisateur Rick Rosenthal sera crédité sous le pseudonyme d'Alan Smithee, celui des cinéastes qui renient leur ouvrage.

En 2007, blasphème : Universal annonce un remake avec Naomi Watts. Le choix est compréhensible, vu l'allure hitchcockienne de l'actrice. Martin Campbell devait le réaliser, pour le compte notamment de Platinum Dunes, la société de Michael Bay. Le cocktail est effrayant et le projet ne verra pas le jour. En 2017, la BBC annonce une nouvelle adaptation, télévisée cette fois, et plus proche de la nouvelle. Là encore, rien ne semble se concrétiser.


EN BREF

Les Oiseaux continuent de hanter les rêves et cauchemars du septième art au fil des décennies. Inutile de chercher ou attendre la mise à jour : l'apocalypse selon Hitchcock, malgré ses 55 ans, reste aussi terrible qu'indémodable.

20 avril 2017

Get Out - Jordan Peele



Depuis ses premières images, en passant par sa présentation à la presse, jusqu’à son triomphe au box-office américain, Get Out fait tourner les têtes, s’imposant rapidement comme un des premiers phénomènes cinématographiques de 2017, qui illumine aujourdui le Festival de Beaune. Blumhouse est passé maître dans l’art d’orchestrer le buzz autour de ses productions, mais prouve aujourd’hui que la firme est en passe de véritablement donner le la en matière de cinéma de genre outre-Atlantique.

BLUM EMPIRE

Les signes étaient nombreux. Sorti de nulle-part avec Paranormal Activity, Jason Blum a progressivement dynamité le modèle industriel hollywoodien avec son avalanche de séries B produites à l’économie et selon des principes rationalisés, à l’heure où Hollywood est victime d’une embolie budgétaire délirante.



Il ne faisait aucun doute que le producteur ambitionnait plus que la création à la chaîne de franchises malines et low cost. Déjà distributeur du Whiplash de Damien Chazelle (et première société à avoir mis la main à la patte sur La La Land), avant de littéralement ressusciter Night M. Shyamalan avec The Visit puis Split, Blum démontre avec Get Out pourquoi Forbes voyait en lui « le Pixar de l’horreur ».

Une réussite à mettre au crédit de Jordan Peele, issu du duo comique américain Key & Peele, qui passe ici derrière la caméra pour nous proposer un condensé d’horreur barrée et satirique, qui sent bon les grandes heures de la Twilight Zone.


HUMOUR NOIR


Dans Get Out, nous suivons les mésaventures de Chris (Daniel Kaluuya), jeune photographe afro-américain en couple avec la très blanche et respectable Rose Armitage (Allison Williams), à l’occasion du week-end où il doit faire connaissance avec sa belle-famille. Malgré l’apparente bonhommie des parents de Rose, il remarque rapidement combien sa couleur de peau est au centre de l’attention dans la riche demeure, où travaillent plusieurs domestiques noirs, au comportement pour le moins étrange.

Souvent présenté comme un film politique en prise avec les débats qui secouent la société américaine, Get Out se veut finalement plus un témoignage – frappant – des concepts de micro-agressions et d’un climat de tensions raciales délétère, que le grand brûlot engagé qu’on a pu décrire ici ou là. Non, la première réalisation de Jordan Peele vaut surtout pour ses immenses qualités de mise en scène et de montage.


Jordan Peele est issu de la comédie et cela se sent, tant le tempo de l’angoisse qu’il déploie en est issu. Toujours à mi-chemin entre le gag et le jump-scare, il emballe ainsi un film de genre extrêmement dynamique, qui distille le malaise en jouant constamment sur le ressenti du spectateur et son inconfort. En témoigne les sidérantes séquences de confrontation entre le héros et les domestiques de ses hôtes, où les niveaux de lecture, la gêne et les simili-gags se multiplient à un rythme effréné.

ILLUSION D’OPTIQUE

Mais Peele ne se contente pas d’user de son bagage humoristique pour doper sa narration, il nous offre également une véritable proposition de mise en scène. Flirtant avec l’ironie d’un Matheson, il convoque bien sûr la Quatrième Dimension, mais aussi un art de la composition et une finesse dans les mouvements de caméra qui évoquent intelligemment Hitchcock, voire De Palma. Qu’il s’agisse de son excellente première heure où il décrit un espace paranoïde, de ses scènes de cauchemars hypnotique Lynchéennes, ou du délire grand-guignolesque du troisième acte, le metteur en scène maîtrise le métrage de bout en bout et se fait l'architecte d'un véritable musée des horreurs, dont les sévices s'emboitent comme autant de poupées russes.


Ancré dès le plan séquence de son ouverture Carpenterienne dans les codes de la série B old school, Get Out les respecte jusque dans son climax, qu’on pourrait trouver excessif et légèrement incohérent en termes de psychologie des personnages, s’il ne faisait pas une nouvelle fois preuve d’une remarquable inventivité, doublé d’une hargne jubilatoire.

Aussi à l’aise dans la description d’un univers mental schizoïde que le partage en cacahouètes gore, Peele est en revanche plus fragile dès lors qu’il essaie d’aérer un peu son récit, comme si sa noirceur ou l’angoisse profonde qu’il distille lui intimaient de distiller ici et là des pastilles plus ouvertement légères, via un personnage de second couteau extérieur au cœur du scénario. Rien qui entame durablement l’impact de Get Out, même si on espère que ce cinéaste prometteur nous en dispensera s’il nous propose une nouvelle aventure horrifique.


EN BREF

Issu de la comédie, Jordan Peele signe une satire horrifique d’une grande richesse, doublée d’une proposition de mise en scène tour à tour suffocante et jubilatoire.

11 avril 2017

Cube - Vincenzo Natali


Cube est à ranger aux côtés de Mad Max de George Miller, Evil Dead de Sam Raimi, Donnie Darko de Richard Kelly ou Primer de Shane Carruth : parmi les premiers films surpuissants, qui imposent d'emblée un cinéaste à suivre.

Lorsque cette histoire cauchemardesque de gigantesque cube labyrinthique remplie de pièges sort dans les salles, en 1999 en France, le réalisateur Vincenzo Natali a une petite trentaine d'années, et une belle carrière en perspective. Depuis, la réalité l'a rattrapé. Cypher puis Nothing en 2003, un segment de Paris, je t'aime avec Elijah Wood et une vampire, Splice en 2010, un Haunter sorti en VOD en 2014, plusieurs projets perdus (une adaptation de High-Rise et Neuromancer repris depuis par d'autres), et une foule d'épisodes de séries plus ou moins prestigieuses depuis - Hemlock Grove, Hannibal, Wayward Pines, Luke Cage, Westworld, The Strain, American Gods

INCUBATION

Cube est donc né dans l'imagination de Vincenzo Natali, mais sous une forme bien différente. A l'origine, et avec l'intention de façonner un projet financièrement modeste, il y avait des experts comptables enfermés dans un cube habité par une créature, avec divers objets abandonnés et même une mousse comestible, dans une ambiance à la Terry Gilliam. Pour André Bijelic, un ami avec lequel il a passé son adolescence à écrire et tourner de petits films, le scénario manque de simplicité : ensemble, ils réécrivent et les personnages deviennent des prisonniers. C'est Graeme Manson, le troisième co-scénariste, qui en fera des gens normaux, qui se rencontrent dès le début plutôt qu'au fur et à mesure de l'exploration.

Si Natali a d'abord réalisé Elevated, un court-métrage claustrophobe dans un ascenseur, ce n'est pas parce qu'il y a puisé l'inspiration ou l'envie pour Cube : c'est parce qu'aucun producteur de Toronto n'ose financer son premier film, trop étrange. C'est grâce au Canadian Fil Centre qu'il se retrouve ainsi à réaliser son court-métrage, et grâce à eux également que Cube est lancé. Avec en tête des classiques comme Lifeboat de Hitchcock et Sa majesté des mouches de William Golding.


ENCUBÉS

Le rêve frôle néanmoins le cauchemar puisque le projet est validé à toute allure, empêchant le réalisateur de retravailler le scénario comme prévu. C'est le premier pas d'une production qui sera très compliquée : « J'avais une idée très précise de ce que je voulais faire, ça devait se faire de manière très carrée. Mais ça a été chaotique. Heureusement j'avais un contrôle créatif donc même si le film est imparfait, notamment techniquement, l'âme est intacte. » 

Dès le premier jour de tournage, qui dura vingt jours, gros problème : les portes du cube, décor unique, ne s'ouvrent pas ou tombent par terre. C'est un cauchemar : Vincenzo Natali est alors obligé de revoir son découpage pourtant très précis pour tourner autour des portes, et le plan de travail est entièrement revu. Le décor, en plus d'être très fragile puisque principalement en carton et polyester, est très difficile à manœuvrer pour déplacer les parois. Le tournage se fera finalement en grande partie sur trois murs, obligeant le réalisateur à user de diverses stratégies pour l'illusion.

Avec un budget plus que limité, l'équipe de Cube encaisse. Puisqu'il n'y a qu'une seule porte capable de supporter le poids d'un acteur, tous ces plans se feront sur le même morceau de décor. Il faudra attendre les 3/4 du tournage pour qu'une solution abordable soit enfin trouvée pour refermer automatiquement les portes - d'où les personnages qui les referment souvent dans le film. Deux équipes se partagent le plateau entre le jour et la nuit, et travaillent même en parallèle lorsque ce sera nécessaire. Pour Vincenzo Natali, passionné de BD et armé d'un story-board précis, c'est l'épreuve du feu : « En vrai j'ai dû jeter mon découpage et tout refaire sur le plateau. »


CUBISSIMO

Cube n'a pas été un grand succès à sa sortie. Il a coûté 350 000 dollars, et en a encaissé environ 566. Il n'a même pas été encensé par toute la presse : 62% sur Rotten Tomatoes et 61 sur Metacritic, 3,2 de moyenne sur Allociné. Néanmoins, le film n'est pas passé inaperçu auprès du public de films de genre et notamment en festivals. Il a ainsi été couronné meilleur premier film canadien au TIFF et Corbeau d'argent au BIFFF, et récompensé à Gérardmer (Grand prix, Prix de la critique, Prix du public). La France l'accueille avec un enthousiasme spectaculaire : plus de 910 000 spectateurs. A titre de comparaison, c'est le double de Saw. Cube donnera naissance à une trilogie, avec le mauvais Cube 2 : Hypercube en 2003, le moins mauvais Cube Zero en 2006, et un projet de remake en chantier.


Le revoir vingt ans après, c'est reprendre conscience de la réussite de Vincenzo Natali, et la force de ce premier film à bien des niveaux. D'un point de vue efficacité déjà : à peine 90 minutes et un cauchemar diablement mené, où les différents éléments s'assemblent de manière précise et haletante. La mécanique est d'une simplicité irrésistible, tirant profit des différents stéréotypes (nommés selon des prisons en rapport avec leurs caractères) pour explorer l'âme humaine. Le principe n'a rien de nouveau, mais sert d'excellent moteur à ce cauchemar.

Cube regorge de scènes mémorables : de la première victime découpée en cubes à la vision vertigineuse de la paroi en passant par le visage rongé par l'acide, le réalisateur grave une foule d'images sur la rétine. C'est d'autant plus fort que le budget était très limité : les effets ont beau être parfois grossiers, l'impact demeure solide vingt ans après. 


La raison est aussi à chercher dans les ambitions du film : cette idée d'une chose qui échappe à chacun, à un "tout" qui est bien plus que la somme de ses parties, à la manière d'une société composée d'individus capables ensemble du meilleur comme du pire, est passionnante. La peur et l'angoisse sourde face à une énigme totale, absurde, kafkaïenne, est d'une efficacité redoutable. Que le film brasse des thématiques aussi larges que le complot ou l'invasion alien, en adoptant un point de vue resserré sans jamais offrir de réponse, donne à Cube une couleur fascinante et inoubliable. Cube 2 : Hypercube aura rappelé, en immonde contre-exemple, toute sa valeur en en copiant bêtement tous les motifs - plus d'effets spéciaux, plus de clichés, plus d'explications, et plus de dimensions pour un résultat d'une laideur et d'une platitude folles.


Le film de Vincenzo Natali est en outre plutôt drôle, comme lorsque Rennes sort un "Suck it" à Holloway, ou quand celle-ci manque de s'étouffer avec un bouton sous le regard paniqué des autres. Vincenzo Natali s'amuse avec le spectateur, avec les clichés (le policier et leader sera en réalité le fou à lier), se paye un hommage appuyé à Alien avec son générique, et s'est surtout offert avec Cube une superbe carte de visite. De quoi se demander ce qui a cloché depuis pour l'empêcher de s'émanciper. Car si Splice et Cypher ont leur défauts, tout comme les plus confidentiels Nothing et Haunter, ils ont bel et bien prouvé le talent de ce cinéaste, qui pourrait sans nul doute faire de petites merveilles dans les bonnes conditions.

04 avril 2017

Mulholland Drive - David Lynch


Le vingtième siècle nous a plongé dans la perplexité avec Le Grand Sommeil, le suivant s’est ouvert sur une énigme : Mulholland Drive de David Lynch.

Réalisé en 2000, sorti en 2001, ce film, un des plus authentiques chefs-d’œuvre du septième art, obscur objet de l’inconscient, catalyseur des peurs primales enfouies au-delà de la scène primitive freudienne, monstre visuel aussi protéiforme que le « green-eyed monster » shakespearien, la jalousie, vecteur de cette histoire d’amours tragiques, d’amours déçues, de décisions fatales et de rêves amers, ce film, a fait l’objet de commentaires et de théories multiples, sur lesquels on ne reviendra pas dans le cadre de cette rétrospective. Un autre regard est possible, au-delà du jeu de pistes ou de décryptage qui amènerait à répéter les analyses intelligentes des nombreux dossiers que la presse et la littérature de cinéma ont consacrés à l’œuvre. En dix années, les entreprises d’exégèse ont fourni toutes les clés, dans le but d’expliciter la clé du film, matériellement présente sous la forme d’une clé bleue. Il sera bon de les évoquer, de les rappeler. Mais un autre point de vue sera adopté, plus généraliste, à l’heure de ce bilan sur un film qui contient gravé en lui, tel un monument dédié à la grisaille de l’âme, une mise en images et en sons de la détresse de la condition humaine. On invoquait Shakespeare : Mulholland Drive est en effet un mélange d’Othello et de Macbeth. Ce film tout entier est construit sur la jalousie, le meurtre et le remords. Et pris comme tel, il apparaît comme une des plus formidables évocations du poète élizabéthain.


Mulholland Drive nous conduit sur des routes complexes faites pour nous ramener au départ, tout en nous montrant l’arrivée terminale, celle qui détruit les corps, et tout cela par l’opération d’une technique de cinéma rarement égalée et d’un raffinement pervers. Voilà les trois axes que nous suivrons dans ce retour à Mulholland Drive.

Les chemins narratifs, épreuves initiatiques

Lynch est un incroyable conteur : il a un sens aigu de la narration ; mieux, il en connaît la technique secrète, celle qui consiste à brouiller les pistes, à emporter le spectateur sur des sentiers détournés pour mieux le surprendre et lui faire éprouver par une immersion lente et implacable cette fameuse suspension of disbelief – la suspension de l’incrédulité – qui est l’apanage de la fiction. Nous évoluons ainsi sur des routes anonymes aussi inquiétantes que la bande jaune qui défile dans la nuit de Lost Highway, aussi morbides que le jardin où pourrit une oreille dans Blue Velvet, aussi grotesque que la route que parcourent les beatniks Sailor et Lula, aussi étouffante que les rues désertes de Twin Peaks.

L’histoire de Mulholland Drive est pourtant simple : Diane et Camilla se sont aimées. Camilla a quitté Diane, et cette dernière, éperdue de tristesse et de jalousie engage un tueur pour assassiner Camilla. Une fois le forfait accompli, juste avant l’arrivée des inspecteurs, et après avoir reçu la preuve de l’exécution, une clé bleue, Diane se suicide. Auparavant, elle a rêvé pendant deux heures, en adoptant l’identité d’une certaine Betty tandis que Camilla, amnésique, se nommait Rita en référence à une affiche de film représentant Rita Hayworth. Ainsi résumée, l’histoire est simple, A Straight Story pour reprendre le titre d’une autre film du réalisateur, sur la route, sur le chemin qui mène quelque part, ou nulle part, ce qui semble revenir au même chez Lynch.


C’est le cinéma de l’éternel retour, ou plutôt de l’éternel piétinement. La figure du cycle, de l’éternel retour est une composante essentielle de la démiurgie chamanique, s’il faut en croire le grand anthropologue Mircea Eliade. Tel un sorcier nous enfumant dans quelque volute de peyotl, celui-là même que les Tarahumaras décrits par Antonin Artaud consomment pour revêtir la forme de leur animal-totem qui les transporte au royaume des vies antérieures, Lynch nous initie à un mystère, au sens que les Grecs antiques donnaient au terme, eux qui exploraient les régions inconnues de la psyché en s’en remettant aux soins d’Eleusis. Lynch aime le retour sur soi, le questionnement sur l’être qu’il fragmente dans sa narration ; déjà Vertigo de Hitchcock nous offrait ce formidable lien entre l’image et la trinité freudienne du moi, du ça, du sur-moi – la blonde, la brune et le fantôme du tableau aperçu dans un musée, tout était là ! – mais Lynch convoque des représentations encore plus téléologiques, qui insistent habilement sur les objets qui nous ramènent à nos origines et à des éléments qui rappellent les archétypes jungiens : le rêve-bilan, qui expose la vérité et met à nu, de façon certes cryptique, notre intériorité, la peur de la mort, de notre propre fin, la peur de la solitude, qui met en cause notre survie, la peur de l’inconnu, avec l’idée de l’amnésie.


S’il est un fait acquis dans la narration que la première partie est un rêve, partie en fait démesurée, puisqu’elle dure deux heures, le film se présente donc comme une roue qui ne cesse de tourner, ou mieux, une spirale : Betty l’onirique rencontre Rita, et sur le chemin qui devrait mener à l’identité de Rita elle tombe sur le cadavre d’une blonde, elle-même en vérité. Le cadavre décomposé, objet du passé, se situe pourtant dans le futur : l’anticipation, la prémonition coïncident magistralement avec la réminiscence de la mort. Naissance et mort se confondent : naissance de la mémoire et en même temps prise de conscience – d’inconscience devrait-on dire ! – d’un fait à venir. C’est là que réside un soupçon de rituel initiatique : partir à la recherche de la réalisation de son âme, ici retrouver la mémoire, conduit à la prise de conscience de son histoire, à la fois passée et future. Naissance et mort se rejoignent dans la réalisation de Lynch, et le vertige (Vertigo encore !) du spectateur plonge le drame qui se déroule à l’écran dans l’alchimie séculaire de la recherche de soi. L’effet cathartique est suprême : la catharsis grecque, cette purge des passions et des mauvais sentiments, atteint dans ce film à la plus fidèle des représentations. Terreur et pitié, les deux exigences aristotéliciennes qui garantissent l‘excellence de la tragédie et qui permettent d’éprouver la catharsis, sont présentes dans le film : et leur monstration n’en est que plus crue, avec ce goût pour la violence rentrée, parfois explosive que Lynch affectionne. On citait Artaud et ses Amérindiens : il a écrit Le Théâtre et son double où il compare l’action théâtrale à la peste : la pièce doit avoir un impact physique et durable, la pièce doit choquer et marquer les corps et les esprits. Dans ce film sur d’autres films, où l’on a de cesse de voir comme autant de boîtes s’emboîtant les unes dans les autres (autre transformation de l’éternel retour, dans une version plus claustrophobique : Rita disparaît dans une boîte, en fait son cercueil, probablement) des destins d’acteurs et d’actrices, les événements ont forcément des effets sur le corps : les personnages hurlent, tremblent, tombent, meurent, et le spectateur ne peut que se sentir aspiré dans ce tourbillon de passions.

La boîte bleue, rêvée, est l’objet du remords en définitive : Diane la voit dans le rêve, et cette boîte la renvoie à ses peurs et à sa faute, celle d’avoir demandé l’exécution de Camilla. Serait-ce la boîte de Pandore qui aurait réveillé la jalousie meurtrière de Diane ? Pas tout à fait, car dans le mythe on trouve l’Espoir au fond de la boîte, alors que chez Lynch, il n’y a que la mort et la décomposition.


La décomposition, conséquence du remords

On aime à dire que Lynch triture ses films et les monte dans le désordre ; notamment Lost Highway, prototype de Mulholland Drive à bien des égards (encore un cycle, une double identité, sans parler d’une femme bipolaire blonde/brune, et du paradoxe identique à celui offert par le répondeur de Betty/Diane, à savoir des personnes qui se parlent elles-mêmes au téléphone ou bien à l’interphone). Mais n’est-ce pas là le symptôme d’un plus grand dessein ? Lynch est le cinéaste de la pourriture et de la putréfaction. Et jamais celle-ci ne fut plus magistralement filmée : depuis les visions crues du sac plastique enveloppant le corps de Laura Palmer, ou de l’oreille coupée grouillant d’insectes de Blue Velvet, on arrive au summum de la décomposition organique, celle qui atteint le psychisme lui-même. Certes, Betty/Diane est vue tuméfiée, défigurée, sur son lit de mort. Oui, on en arrive à sentir l’odeur de la pourriture et de la sanie dans la ruelle sordide d’où jaillit le croque-mitaine, mais plus encore, le film entier est construit à partir du stream of consciousness d’un esprit malade, habité par ce remords réminiscent du somnambulisme de Lady Macbeth que nous évoquions plus haut : là où Lady Macbeth se frotte les mains pour les laver d’un sang imaginaire, Diane se masturbe en pleurant, là où Lady Macbeth s’avance hallucinée une lampe à la main dans les couloirs de Dunsinane, Diane se lève de son canapé les yeux rouges et la tête bouffie pour traîner les pieds vers la porte d’entrée, là où Lady Macbeth se souvient des thanes assassinés par son ministère et celui de son époux, Diane, elle qui a aussi commandité un meurtre, finit par voir grouiller de minuscules êtres sous sa porte, les vieillards du début dans la partie rêvée, eux aussi mise en abyme du remords, eux, les seuls vieillards du film, couple tranquille et terriblement normal en apparence, couple qui cache en lui la promesse de la rétribution et le poids de la conscience, représentation de ces parents si absents du film (à l’exception de la logeuse dans la partie rêvée, il est difficile de voir des figures parentales, ou alors dévoyées, comme celle de l’acteur vieux beau sur le point de défaillir d’excitation lors de l’audition de Betty !) : en effet, après avoir eu cette vision normative d’un monde auquel elle n’appartient plus, Diane se réfugie dans la consolation d’une balle dans la tête.


Et Lynch use du langage shakespearien, encore, dans la partie onirique : tel un Puck ou un Clown sorti de Macbeth ou de King Lear, le tueur à gages ridicule à la recherche d’un agenda qui contiendrait toute l’histoire du monde, permet au spectateur de compenser la tension souvent insoutenable, fût-elle amoureuse ou ressortissant du genre thriller, en riant, tout comme les déboires conjugaux d’Adam le réalisateur appartiennent au vaudeville le plus controuvé (sa femme le trompe avec le nettoyeur de la piscine !). Le grotesque est la clé de la terreur. Le rire est la porte des larmes. Pourquoi relier ceci à la décomposition ? Tout simplement parce que la déréalisation onirique, que nous éprouvons bien souvent, fait coexister l’idiot et le mystérieux, le trivial et le sublime. Et cette distanciation que procure la juxtaposition de sensations et de sentiments aussi éloignés, plus encore que contraires, est la même que celle de Hamlet jouant avec le crâne de Yorick ou que celle des fossoyeurs qui, dans la même pièce Hamlet, plaisantent en plantant leurs pelles dans la terre des morts. Hamlet, par ailleurs, ne compare-t-il pas la mort au sommeil ? « To sleep, perchance to dream », ce sont ses propres mots. Les choses et les êtres perdureront après notre passage dans la matière vivante, tel est le message qu’il faut lire dans ce rêve extravagant.

On ne reviendra pas sur les liens entre Eros et Thanatos, mais pourquoi aller chercher plus loin ? Betty rêve de la mort de Diane, et ce rêve lui permet d’imaginer à quoi ressemble Camilla dans la réalité, après sa mort. C’est d’ailleurs Rita dans la partie rêvée qui a une crise d’angoisse après la découverte du corps : l’amnésique retrouve sa maison, et se rend compte qu’elle est morte, même si ce n’est pas son corps. À la décomposition, Lynch ajoute une dimension fantastique : les deux femmes viennent hanter leur propre vie, l’une étant morte et l’autre devant mourir sous peu. Le cycle de l’éternel retour est donc consolidé par la thématique de la décrépitude, un même cadavre signifiant le passé et l’avenir et représentant à lui seul deux personnes.


Pour parvenir à faire tenir ensemble ces éléments, Lynch a recours à des procédés qui chez d’autres réalisateurs, souvent de pâles imitateurs, ne sont que des tics agaçants : songeons à tous ces faiseurs de films « à twists », comme on dit, et qui truffent leurs réalisations de petits objets bizarres ou de petites phrases qui sont autant d’indices et qui sont censés revêtir dix minutes avant la fin une importance capitale. On rétorquera que dans Mulholland Drive, c’est exactement cela : la clé bleue, la boîte, la phrase « This is the girl », le répondeur de Diane/Betty, et autres symboles. Comment ces éléments sont-ils intégrés dans une narration sans faille et si dense, sans aucune place pour la gratuité ? Et surtout, comment Lynch sans les expliciter, les rend signifiants ?

L’art et la technique, les armes de Lynch

Lynch travaille en musique, et il écoute ces musiques en boucle (par exemple un quatuor à cordes de Chostakovitch pendant le tournage de Blue Velvet). Et comme la musique n’est pas un langage, qu’elle en est tout au plus le reflet lointain, version idéale d’un univers sonore écrit sur la partition qui dépérit dès qu’on le joue et qui ne peut exister que de façon éphémère, ses films s’en ressentent : ils nous montrent en images le contenu d’un esprit. Bien que soutenu par une architecture narrative d’une redoutable solidité, son film est une porte ouverte sur l’indicible. Il y a peu de dialogues « réels » dans Mulholland Drive. La plupart des phrases et des échanges sont vides. On pourrait presque s’en passer : la banalité du signe, du langage est ainsi magnifiée par des images elles-mêmes de prime abord peu dignes d’intérêt, finalement bien dans le ton d’une série télé (l’idée du film à l’origine !) qui se rapprocherait du soap-opera, tel que Lynch a su en jouer dans Twin Peaks. Le réel est banal. Et son utilisation confère à Mulholland Drive un aspect post-moderne étonnant : Lynch installe sur le divan d’un psychanalyste les protagonistes d’une sitcom des années 1980-90 !


La réalisation montre les limites de l’humain et de la réalité, tout comme une partition ne pourra jamais livrer la perfection de son exécution, puisqu’elle est interprétée par des humains et entendue par des organes faillibles (l’oreille coupée de 7203 peut être comprise de cette façon), à l’instar de la notion platonicienne des sens, rendue célèbre par son allégorie de la caverne dans le Banquet. Mais cette faillibilité est une des clés pour le film : si la vérité est dans l’indicible, alors oui, le film repose sur un rêve, souvent plein de paradoxes, mais après tout le paradoxe est un outil pédagogique depuis Euclide, qui vient éclairer sans lourdeur et avec une infinie subtilité, les trente dernières minutes, à l’intrigue banale, telle qu’on l’a rappelée plus haut. C’est au spectateur de spéculer, et de ressentir la vérité plus que de l’intellectualiser. On s’attardait sur les dialogues et les non-dits, que l’on se souvienne d’une scène qui a servi de matrice au cinéma lynchien par la suite : l’annonce de la mort de Laura Palmer dans l’épisode pilote de Twin Peaks ; à aucun moment, la mort n’est annoncée. Elle est devinée par les personnages (le père qui pleure et s’effondre, la mère qui a une crise de nerfs, les amis qui sont en cours au lycée) ; elle est évoquée implicitement en un plan fascinant : la voix du proviseur du lycée, qui retentit dans des couloirs vides, au rythme lent de la caméra qui les parcourt. Voilà bien l’idée qui ressurgit dans Mulholland Drive : il faut lire, voir et entendre, et ne surtout pas compter sur une explication, une démonstration. Lynch représente l’indicible : les gestes, les sourires, les regards de Betty et Camilla nous apprennent leur amour réciproque bien avant qu’elles ne couchent ensemble. Les pleurs dans le théâtre, pendant la chanson « Llorando », voilà bien une image à la fois relative au discours général sur l’indicibilité musicale et l’innommable vérité au cœur de l’intrigue.


Arrêtons-nous sur la splendide arrivée de Betty à Hollywood, certes rêvée. Lynch utilise à merveille dans ce court passage, l’archétype du rêve hollywoodien : lumière ouatée, visage radieux et magnifique de Betty, au ralenti, le couple de vieux, figure tutélaire d’un monde bien-pensant, venus pour rassurer et réconforter la jeune enfant, en même temps évocateurs de la sévérité parentale et du carcan qui – on ne le saura pas – pèsent peut-être sur cette petite actrice de province pure et innocente. On songe à un roman, Sister Carrie, de Theodore Dreiser, dans lequel l’héroïne veut devenir artiste et actrice : elle sera corrompue par la ville, que l’on sait mortifère depuis Baudelaire et Balzac. Lynch filme dans cette scène un panorama de carte postale. Et la musique, splendide, d’Angelo Badalamenti s’enchaîne par un incroyable effet de liaison sonore, de ponctuation, à la sonnerie d’un téléphone, qui prendra une connotation morbide au fil du récit, et qui appartient au domaine du réel, bien qu’on soit dans le rêve : étrange paradoxe, puisque bien souvent on est réveillé par un coup de téléphone, et arraché au rêve, alors qu’ici, le téléphone est interrompu par le rêve. Autre effet contenu dans la musique de cette scène : le thème principal du film, que l’on entend au début dans la scène de l’accident, et dans la scène d’amour (la mort et l’amour, encore une fois reliés par la musique du film) retentit en un contrepoint dissonant, sous la couverture douillette du thème mélancolique de la jeune fille émerveillée. Double langage, que seule la musique peut exprimer, et qui parvient par une alchimie de la mise en scène et de l’allusion à des sommets de complexité. En cela, le cinéma lynchien est parfaitement à l’opposé d’un cinéma hollywoodien terre-à-terre et bien pensant, car hélas, souvent, le recours aux sentiments enfouis et à l’interprétation n’est pas perçu comme étant politiquement correct. Freud n’a pas encore conquis tous les territoires !

Au-delà de cette plaisanterie facile sur les productions mainstream, on s’arrêtera sur un dernier aspect qui marque au-delà des années, et longtemps après la vision du film : la lumière. On l’évoquait pour l’arrivée de Betty dans le rêve, mais plus encore, la lumière est une des clés, là purement technique, permettant de lever quelques voiles de ce profond mystère qu’est Mulholland Drive. Lynch a le don des visages. Jamais ailleurs que dans ses films, ses acteurs ne paraissent tels qu’on les voit. Si photogéniques et charmantes que soient Naomi Watts et Laura Harring, jamais leur visage, constamment clair-obscur, emplissant l’écran, aux yeux noyés dans l’angoisse, ne parut plus beau. Tel un peintre flamand, Lynch arrive à faire jaillir l’obscurité démoniaque de ces visages, ou alors leur lumière angélique. « Il est dommage que la Nature n’ait fait de toi qu’un homme. / Toi qui avais l’étoffe d’un saint et d’un brigand. » Ces mots de Goethe semblent se rapporter aux personnages. Car il est question dans ce chiaroscuro digne de Rembrandt, de la dualité et de l’ambivalence de l’être humain. C’est par la lumière, autre élément, avec la musique, qui échappe au langage et à sa maladresse potentielle, que s’affirme l’humanité profonde des protagonistes. Tantôt plongés dans les ténèbres de leurs pulsions, tantôt baignés par la clarté de leur passion.


Le mot de la fin

Et n’oublions pas le mot ultime, « Silencio », comme dans la chanson, dans le théâtre des pleurs, où s’abîment une dernière fois les amours lointaines de Betty/Diane et Rita/Camilla. Certes, on y a vu une allusion à Godard, et au « Silenzio » qui clôt Le Mépris. Mais Hamlet ne dit-il pas, avant de succomber au milieu des cadavres, « The rest is silence » ? Mulholland Drive, film sur lequel nous avons donné quelques pistes, et auquel nous rendons ainsi un hommage presque dix ans après sa réalisation, fait partie des chants désespérés, qui, comme on le sait, sont les plus beaux pour Musset, chants de mort et chants d’amour, qui s’aventurent dans les contrées ténébreuses traversée par la route de notre vie. On aura beau chercher toutes les interprétations que l’on voudra, et souligner les incohérences ou les paradoxes, il restera malgré tout cette fulgurance que constitue ce film, un des rares à autoriser plusieurs visions, ce qui amène à chaque fois de nouvelles lectures. Éternel retour, oui, mais aussi éternel cheminement, tortueux et frustrant comme la route nommée Mulholland Drive a pu apparaître aux personnages de l’histoire.