Depuis Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, unanimement vomi par le public et la presse, suivi d’un Tintin accueilli dans une regrettable indifférence, Steven Spielberg n’avait pas embrassé à bras le corps le cinéma d’aventure. Maître encore incontesté du grand huit hollywoodien, son retour aux affaires ludiques était scruté avec d’autant plus d’impatience qu’à l’occasion de Ready Player One, il s’intéresse au jeu vidéo et à la virtualité.
WAR ON EVERYONE
La communauté des joueurs et les univers qu’ils explorent ou ressassent forment depuis les années 90 un véritable champ d’honneur où Hollywood se sera systématiquement cassé les dents, à coup d’adaptations opportunistes de licences, de tapinage éhonté en direction de produits culturels dont l’industrie ignore tout. Par conséquent, voir Spielberg, gamer devant l’éternel, parmi les architectes majeurs de la geekerie contemporaine, ausculter tout un pan de la culture populaire via le medium vidéoludique était une promesse fantasmatique presque intenable.
Le metteur en scène en est d’ailleurs bien conscient, et ne cherche jamais « l’idée révolutionnaire », ou la disruption technologique. Ready Player One se veut plutôt une œuvre somme (et quelle somme !), un condensé d’idées déjà muries par le cinéaste et les meilleurs de ses prédécesseurs. La grammaire du film pioche donc entre l’énergie cinétique des Aventures de Tintin, le Speed Racer des Wacho et la conscience de classe des westerns fordiens. La caméra préfère ainsi trouver le point de jonction entre l'âge d'or Hollywoodien et la frénésie d'un Hardcore Henry, plutôt que de rêver une trouvaille quelconque.
Ce mélange aboutit à des séquences logiquement plus virtuoses que novatrices, où Spielberg s’amuse énormément avec la caméra, n’oubliant pas que le jeu vidéo n’est finalement que l’aboutissement du concept de plan-séquence. Course urbaine rythmée par un T-Rex et King Kong ou charge guerrière emmenée par tous les héros vidéoludiques des trente dernières années, le réalisateur ordonne une armada de références transformées en pluie de saynètes ultra-spectaculaires, mais le cœur de son film est ailleurs.
FAN TOYS
Plutôt que de proposer une goulée de nostalgie, ou un trampoline rêveur pour trentenaires avachis, Steven Spielberg adresse ici un manifeste esthétique et politique d’une rare virulence. Sa représentation du divertissement de masse est d’une noirceur étouffante. En 2045, des hordes de fans décérébrés revivent à l’infini des époques fantasmées et singent des héros dont ils ignorent les causes, engraissant des corporations cyniques, qui leur vendent des songes aseptisés pour les détourner tant de la misère du réel que de la médiocrité de leurs existences.
Spielberg entend s’adresser directement à ces lumpen-spectateurs, leur donner la dose de références et d’hommages qu’ils attendent pour mieux – littéralement - les pulvériser une fois réunis à l’écran. C’est d’ailleurs le passionnant parcours de Wade (Tye Sheridan), joueur bovin obsédé par le créateur de l’OASIS, qui sera amené à comprendre les répercussions dans la réalité de ses affects de joueur, tout en changeant de perspective sur la création qu'il adule. Le temps d'un dialogue hilarant entre le protagoniste et l'industriel qui veut le rallier à sa cause, Spielberg rappelle que son Ready Player One n'est pas une déclaration d'amour aux années 80, tant il moque les icônes de cette période, et rappelle combien Hollywood les a dévoyées pour mieux appâter le spectateur complaisant.
Plutôt que d’appréhender les artistes comme autant de totems ou fiches Wikipedia comme un sordide bingo à explorer, le conteur tente de rappeler leur dimension essentiellement organique. Curiosité et découverte sont les moteurs de Ready Player One, les seuls antidotes qu’il propose au désenchantement du monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si lors d’un surréaliste hommage à l’un des cinéastes qui compta le plus dans sa carrière, Spielberg adopte le point de vue du néophyte, quand la plupart de ses héros jonglent aisément avec les clins d’oeil qui surabondent. Il n’a que faire de l’enfilage de perles, de l’élitisme culturel paré de collectionnite obsessionnelle, stigmates à ses yeux de la médiocrité de l'époque.
LA PROMENADE DU RÊVEUR SOLITAIRE
S’il pousse ainsi à une redécouverte « pure » du cinéma, du jeu vidéo et de leurs zones de frictions, c’est que l’artiste se préoccupe ici de son héritage. Plus encore qu’une homérique équipée technoïde, le métrage se veut un questionnement profond et angoissé sur le lien que Spielberg tenta de tisser avec ses contemporains, ce qu’il en restera et son incapacité à être véritablement compris. Derrière la figure quasi-autiste du génial Dave Halliday se cache bien sûr un Steven Spielberg démiurge, inquiet que son art ne l’ait condamné à être imprimé sur des t-shirts plutôt que dans des cœurs. Spielberg était déjà le géant troublé du BGG, recyclant les rêves en fiction de son cru, il est ici un spectre bienveillant et incompris.
« Êtes-vous un avatar ? », lui demande Wade, conscient que se joue dans la présence de ce fantôme désolé un enjeu fondamental, « Thanks for playing my game » lui répond l’auteur, sibyllin. Le metteur en scène est-il cet angelot décâti, incapable de se lier à ceux qu'il aime, ou son vieil ami, désolé d'avoir perdu le seul être qui le comprenait ? Ce même trouble existentiel anime Art3mis, qui veut combattre l’OASIS mais en use pour masquer une marque de naissance haïe, ou encore Aech, incarnation parfaite des questionnements genrés de son époque. Ces héros vénèrent des époques et des symboles qu'ils n'ont pas connus, c'est pourquoi Ready Player One les voue à un holocauste salvateur (littéralement et éthymologiquement), afin de ressusciter l'appétit indispensable à toute vie culturelle.
À l’heure où majors et studios se tirent la bourre pour raffiner les produits les plus inodores et incolores possibles, Steven Spielberg revient avec non pas son chef d’œuvre, mais bien le rappel, spectaculaire et salutaire, de ce qui constitue une œuvre et son cœur palpitant.
EN BREF
Véritable coup de boule asséné à l'industrie de la nostalgie, Ready Player One est un Terminator venu défibriller les cinéphiles anesthétisés par des années de références aseptisées et de culture geek dégénérée.