31 mars 2018

Ready Player One - Steven Spielberg


Depuis Indiana Jones et le Royaume du Crâne de Cristal, unanimement vomi par le public et la presse, suivi d’un Tintin accueilli dans une regrettable indifférence, Steven Spielberg n’avait pas embrassé à bras le corps le cinéma d’aventure. Maître encore incontesté du grand huit hollywoodien, son retour aux affaires ludiques était scruté avec d’autant plus d’impatience qu’à l’occasion de Ready Player One, il s’intéresse au jeu vidéo et à la virtualité.

WAR ON EVERYONE

La communauté des joueurs et les univers qu’ils explorent ou ressassent forment depuis les années 90 un véritable champ d’honneur où Hollywood se sera systématiquement cassé les dents, à coup d’adaptations opportunistes de licences, de tapinage éhonté en direction de produits culturels dont l’industrie ignore tout. Par conséquent, voir Spielberg, gamer devant l’éternel, parmi les architectes majeurs de la geekerie contemporaine, ausculter tout un pan de la culture populaire via le medium vidéoludique était une promesse fantasmatique presque intenable.


Le metteur en scène en est d’ailleurs bien conscient, et ne cherche jamais « l’idée révolutionnaire », ou la disruption technologique. Ready Player One se veut plutôt une œuvre somme (et quelle somme !), un condensé d’idées déjà muries par le cinéaste et les meilleurs de ses prédécesseurs. La grammaire du film pioche donc entre l’énergie cinétique des Aventures de Tintin, le Speed Racer des Wacho et la conscience de classe des westerns fordiens. La caméra préfère ainsi trouver le point de jonction entre l'âge d'or Hollywoodien et la frénésie d'un Hardcore Henry, plutôt que de rêver une trouvaille quelconque.

Ce mélange aboutit à des séquences logiquement plus virtuoses que novatrices, où Spielberg s’amuse énormément avec la caméra, n’oubliant pas que le jeu vidéo n’est finalement que l’aboutissement du concept de plan-séquence. Course urbaine rythmée par un T-Rex et King Kong ou charge guerrière emmenée par tous les héros vidéoludiques des trente dernières années, le réalisateur ordonne une armada de références transformées en pluie de saynètes ultra-spectaculaires, mais le cœur de son film est ailleurs.


FAN TOYS

Plutôt que de proposer une goulée de nostalgie, ou un trampoline rêveur pour trentenaires avachis, Steven Spielberg adresse ici un manifeste esthétique et politique d’une rare virulence. Sa représentation du divertissement de masse est d’une noirceur étouffante. En 2045, des hordes de fans décérébrés revivent à l’infini des époques fantasmées et singent des héros dont ils ignorent les causes, engraissant des corporations cyniques, qui leur vendent des songes aseptisés pour les détourner tant de la misère du réel que de la médiocrité de leurs existences.

Spielberg entend s’adresser directement à ces lumpen-spectateurs, leur donner la dose de références et d’hommages qu’ils attendent pour mieux – littéralement - les pulvériser une fois réunis à l’écran. C’est d’ailleurs le passionnant parcours de Wade (Tye Sheridan), joueur bovin obsédé par le créateur de l’OASIS, qui sera amené à comprendre les répercussions dans la réalité de ses affects de joueur, tout en changeant de perspective sur la création qu'il adule. Le temps d'un dialogue hilarant entre le protagoniste et l'industriel qui veut le rallier à sa cause, Spielberg rappelle que son Ready Player One n'est pas une déclaration d'amour aux années 80, tant il moque les icônes de cette période, et rappelle combien Hollywood les a dévoyées pour mieux appâter le spectateur complaisant.


Plutôt que d’appréhender les artistes comme autant de totems ou fiches Wikipedia comme un sordide bingo à explorer, le conteur tente de rappeler leur dimension essentiellement organique. Curiosité et découverte sont les moteurs de Ready Player One, les seuls antidotes qu’il propose au désenchantement du monde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si lors d’un surréaliste hommage à l’un des cinéastes qui compta le plus dans sa carrière, Spielberg adopte le point de vue du néophyte, quand la plupart de ses héros jonglent aisément avec les clins d’oeil qui surabondent. Il n’a que faire de l’enfilage de perles, de l’élitisme culturel paré de collectionnite obsessionnelle, stigmates à ses yeux de la médiocrité de l'époque.

LA PROMENADE DU RÊVEUR SOLITAIRE

S’il pousse ainsi à une redécouverte « pure » du cinéma, du jeu vidéo et de leurs zones de frictions, c’est que l’artiste se préoccupe ici de son héritage. Plus encore qu’une homérique équipée technoïde, le métrage se veut un questionnement profond et angoissé sur le lien que Spielberg tenta de tisser avec ses contemporains, ce qu’il en restera et son incapacité à être véritablement compris. Derrière la figure quasi-autiste du génial Dave Halliday se cache bien sûr un Steven Spielberg démiurge, inquiet que son art ne l’ait condamné à être imprimé sur des t-shirts plutôt que dans des cœurs. Spielberg était déjà le géant troublé du BGG, recyclant les rêves en fiction de son cru, il est ici un spectre bienveillant et incompris.


« Êtes-vous un avatar ? », lui demande Wade, conscient que se joue dans la présence de ce fantôme désolé un enjeu fondamental, « Thanks for playing my game » lui répond l’auteur, sibyllin. Le metteur en scène est-il cet angelot décâti, incapable de se lier à ceux qu'il aime, ou son vieil ami, désolé d'avoir perdu le seul être qui le comprenait ? Ce même trouble existentiel anime Art3mis, qui veut combattre l’OASIS mais en use pour masquer une marque de naissance haïe, ou encore Aech, incarnation parfaite des questionnements genrés de son époque. Ces héros vénèrent des époques et des symboles qu'ils n'ont pas connus, c'est pourquoi Ready Player One les voue à un holocauste salvateur (littéralement et éthymologiquement), afin de ressusciter l'appétit indispensable à toute vie culturelle. 

À l’heure où majors et studios se tirent la bourre pour raffiner les produits les plus inodores et incolores possibles, Steven Spielberg revient avec non pas son chef d’œuvre, mais bien le rappel, spectaculaire et salutaire, de ce qui constitue une œuvre et son cœur palpitant.


EN BREF

Véritable coup de boule asséné à l'industrie de la nostalgie, Ready Player One est un Terminator venu défibriller les cinéphiles anesthétisés par des années de références aseptisées et de culture geek dégénérée.

23 mars 2018

Pacifi Rim : Uprising - Steven S. DeKnight


Accueilli diversement par le public et la critique en 2013, Pacific Rim était un fantasme de geek sur pattes, un hymne amoureux au Kaiju Eiga, cette grand-messe biomécanique venue du Japon, où robots géants et monstres mutants se collent des peignées homériques. L’avènement de sa suite fut pavée d’embûches, si bien que Guillermo Del Toro abandonna la mise en scène en faveur de Steven S. DeKnight. Est-il parvenu à dompter les Jaegers et leurs pilotes rebelles ?

CERVEAU SPLITTÉ

Si Del Toro avait fait de ses joutes épiques de véritables opéras climatiques, dans lesquelles créatures et machines s’affrontaient au milieu d'éléments déchaînés, il avait récolté des commentaires peu amènes quant à la lisibilité de son spectacle total, dont les belligérants étaient souvent dissimulés par de spectaculaires conditions météo. Une leçon que Pacific Rim : Uprising s’est efforcée de digérer.

Non seulement la quasi-intégralité des joutes a lieu sous le soleil de midi, mais Steven S. DeKnight, à défaut de s’approprier le matériau, s’est toujours efforcé d’offrir au spectateur une action lisible. En dépit d’une promo maladroite qui mettait l’accent sur des Jaegers plus souples et rapides, il a conservé la lourdeur et l’inertie qui faisaient leur charme, et s’il a dynamisé les combats, n’en n’a pas diminué la charge colossale. Le moindre geste des robots est ample, ça grince et ça coince, bref, les monstres d'acier ne se sont pas métamorphosés en majorettes démesurées.


Les affrontements et notamment le climax, brillent par la quantité de petits morceaux de bravoure qu’ils distillent en continu. Les poses iconiques se succèdent, les immeubles s’écroulent comme une équipe de pom-pom girls un soir de Saint-Patrick, et tout ce petit monde pulvérise gaiement des décors herculéens, non sans dispenser quelques clins d’oeils à l’original, ou à Evangelion (lorsqu’intervient l’impressionnant Obsidian Fury), tous très bien sentis. En termes de jeux du cirque bourrins, le contrat est plus que rempli. Et pour un doigt d'honneur robotique franchement neuneu, on ne compte plus les jets de gratte-ciels, coups d'épées et autres uppercuts spatiaux qui émaille le récit pour y disséminer une belle euphorie régressive.


INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Du côté des personnages, rien de révolutionnaire, c’est le moins que l’on puisse dire, tous les protagonistes ayant manifestement confié leurs hémisphères cérébraux à un prêteur sur gages peu scrupuleux. Tous se contentent de suivre à la lettre le cahier des charges du genre, nous épargnant néanmoins l’hystérie collective de l’opus original et ses errements vestimentaires proches de l’attentat stylistique. Plus supportable, le script doit beaucoup à l’usage de la tronçonneuse assumé par Steve S. DeKnight, lequel revendique d’avoir coupé plus de vingt minutes du film durant sa post-production.

Ramené à 1h50mn, Pacific Rim : Uprising se paie le luxe d’aller à l’essentiel et d’assumer son statut de divertissement trépané. Néanmoins, il faudra pour l’apprécier supporter désarticulations scénaristiques parfois condensées en un gag énaurme, des motivations indignes d’un épisode rejeté de Santa Barbara et des enjeux parfaitement dénués de résonances dramatiques. Un pur condensé de Power Rangers et Transformers sous perfusion japonaise en somme.


EN BREF

Moins ambitieux que son aîné, ce Pacific Rim : Uprising assume totalement son statut de fantasme décérébré sur pattes et remplit son contrat en la matière.

13 mars 2018

Annihilation - Alex Garland


Hier scénariste de Danny Boyle (28 jours plus tard, Sunshine), Alex Garland a été remarqué dès ses premiers pas de réalisateur avec Ex Machina, histoire d'intelligence artificielle avec Oscar Isaac, Domhnall Gleeson et Alicia Vikander. Le voilà de retour avec Annihilation, adaptation du roman de Jeff VanderMeer avec Natalie Portman, Jennifer Jason Leigh, Tessa Thompson et Oscar Isaac à nouveau. Un film très attendu qui atterrit sur Netflix en France, le 12 mars.

ASCENSION

Des livres de Jeff VanderMeer, qui a écrit une trilogie intitulée Southern Reach, il reste surtout les grandes lignes dans Annihilation - titre du premier opus. A savoir une mystérieuse zone dont la nature échappe aux scientifiques et autres experts, où plusieurs expéditions ont disparu dans d'étranges circonstances, et qu'une équipe composée de plusieurs femmes va explorer à son tour. Un postulat de départ à mi-chemin entre Stalker de Tarkovski et Monsters de Gareth Edwards, qui offre de fantastiques pistes pour l'imaginaire de tout amateur du genre, d'autant que le casting est emmené par les excellentes Natalie Portman, Jennifer Jason Leigh et Tessa Thompson.

L'autre évidente raison s'appelle Alex Garland : le scénariste de Danny Boyle avait démontré son amour du film de genre avec 28 jours plus tard et Sunshine, puis gagné une place privilégiée dès sa première réalisation, Ex Machina. Classique dans le fond, cette histoire d'intelligence artificielle lui avait valu les louanges de la critique et du public, propulsant immédiatement son nom parmi les espoirs de demain. Plus cher (une quarantaine de millions, contre 15 pour son premier film), plus ambitieux, et logiquement plus attendu, Annihilation devait donc transformer l'essai.


INTROSPECTION 

Annihilation a des qualités et défauts proches de ceux d'Ex Machina : un amour évident du genre, une mise en scène très soignée, et une écriture qui manque de finesse, ou du moins d'envergure dans ses motifs et thématiques. De la même manière que l'éveil d'une intelligence artificielle, traité mille fois dans la science-fiction sur le petit et grand écran, posait un cadre très strict à son premier film, l'exploration en milieu hostile d'un groupe qui se découvre et se déchire, impose des figures incontournables.

Des petites révélations aux tensions sourdes, des mises à mort des personnages secondaires aux flashbacks pour nourrir le portrait de l'héroïne, Annihilation traîne les scènes classiques avec une certaine paresse. Malgré un nombre de personnages très réduit et près de deux heures au compteur, le film a bien du mal à donner de la vie et des nuances à Ventress (Jennifer Jason Leigh), Anya (Gina Rodriguez), Josie (Tessa Thompson) et Cass (Tuva Novotny), malgré le talent des actrices. 


Plutôt que d'embrasser la dimension presque abstraite des livres, où les scientifiques ne sont par exemple pas nommées, Alex Garland force le trait pour donner une consistance très grossière (et finalement dispensable vu la teneur des flashbacks), à cette biologiste incarnée par Natalie Portman. Du temps et de l'énergie dépensés au détriment du vrai cœur du film, à savoir cette fabuleuse et dangereuse zone. 

C'est lorsqu'il invite délicatement le spectateur à entrer dans cette dimension au-delà du réel que le cinéaste et scénariste est le plus à l'aise, et clairement le plus excité. Des ellipses inquiétantes au rayons trop présents d'un soleil qui n'a plus rien de familier, des fleurs dont la beauté devient troublante aux présences féroces tapies dans l'ombre irréelle, Annihilation créé une bulle dont les teintes rosées et éclatantes ne sont qu'une illusion qui masque un écosystème venu d'ailleurs, gigantesque machine à avaler et transformer. 


ASSIMILATION

Alternance classique entre découvertes mi-merveilleuses mi-morbides et coups d'angoisse, la première partie de l'aventure dans la zone interdite avance à pas prudents. Un aperçu peu ragoûtant de tripes, une vision hallucinée et picturale d'un corps exp(l)osé sur un mur comme sur une toile terrifiante, des paumes en pleine métamorphose insidieuse, et Alex Garland installe discrètement un trouble, aidé par la photo étincellante et audacieuse de Rob Hardy, qu'il retrouve après Ex Machina. Et derrière ses airs de grosse série B, une scène de rencontre très rapprochée avec une créature invoque une étrangeté saisissante.

Mais c'est dans sa dernière ligne droite qu'Alex Garland énonce le plus clairement ses envies et ambitions, quitte à dévoiler ses fragilités de narrateur et filmeur. Le virage aurait certainement mérité plus de finesse et d'ampleur, à l'image d'une mort végétale magnifique qui perd de son impact au montage, mais le réalisateur se réserve une vingtaine de minutes finales pour s'envoler. 


Dans cette partie, il se positionne du côté des plus ambitieux récits de science-fiction, avec le désir de décoller vers des étoiles hallucinatoires qui rappellent le très beau Sunshine de Danny Boyle qu'il a scénarisé, voire des passages du grandiose Hyperion de Dan Simmons. Alex Garland y va sans peur, avec des partis pris stylistiques aussi fascinants que casse-gueules qui dénotent des couleurs d'ordinaire plus sobres et sombres, et invoque aussi bien Alien que Solaris. C'est aussi là qu'Annihilation étonne par sa radicalité, et des choix bien plus audacieux que l'emballage très propre et gentiment irréprochable d'Ex Machina.

Derrière la curiosité plastique des ultimes scènes dans la zone se dessine ainsi une beauté inattendue et indéchiffrable, sur laquelle le réalisateur pose un long regard aussi curieux qu'hypnotisant. Il suffit de quelques notes enivrantes (musique de Ben Salisbury et Geoff Barrow, comme Ex Machina), d'une carcasse métallisée, d'une valse inquiétante ou d'une fournaise destructrice pour offrir des frissons d'autant plus marquants qu'ils résonneront avec un mystère insoluble.


C'est aussi dans cette conclusion que le film trouve son sens, en illustrant avec une frontalité de plus en plus évidente la mélancolie de ses personnages, aspirés et ingurgités par l'Autre et l'Ailleurs. Il s'agit moins d'anéantissement ("Annihilation") que d'assimilation pour ces êtres qui, au fond, veulent disparaître et être avalés, et cesser de lutter - contre la peur, l'addiction, la solitude sociale, le désespoir, ou simplement la mort. Et si la petite conclusion semble là encore illustrer une pure mécanique de spectacle pas franchement utile, Annihilation laisse flotter un étrange et beau parfum de trouble inquiétant et noir, lorsque son générique de fin multicolore défile.

EN BREF

Annihilation manque de finesse, grille certaines étapes sur l'autel de l'efficacité et au détriment de ses ambitions, mais propose une odyssée troublante, visuellement étonnante, avec de fascinantes et parfois radicales pistes de décollage pour l'imaginaire.

10 mars 2018

The Disaster Movie - James Franco


Hollywood peut-elle se pencher sur les origines d’un nanar culte ? Question épineuse pour projet funambule, emmené par un artiste aux casquettes multiples, The Disaster Artist nous arrive précédé d’une flatteuse réputation venue d’outre-Atlantique.


Z COMME FRANCO

L’acteur, scénariste, producteur et réalisateur James Franco adapte ici The Disaster artistMy Life Inside The Room, the Greatest Bad Movie Ever Made, écrit par Greg Sestero et le journaliste Tom Bissell. Y sont narrées les mésaventures de Sestero faisant suite à sa rencontre avec l’étrange Tommy Wiseau dans un cour de théâtre, solitaire excentrique aux origines et à l’âge mystérieux, aux moyens illimités et à l’ambition cinématographique contagieuse.


De leur alliance naîtra The Room, film à la nullité tellement invraisemblable qu’il entraînera une véritable dévotion chez les amateurs de curiosités filmiques. C’est la naissance de ce duo improbable et la genèse de ce métrage absurde que raconte The Disaster Artist. Le risque de voir James Franco se complaire dans un rire bouffon, le ricanement goguenard qui présidait à This is the End ou The Interview était grand et aurait pu transformer le projet en moquerie puante.

Sauf que le bonhomme est justement le mieux placé pour se glisser dans la peau de Wiseau, et poser sur lui un regard aussi ambigu que l’œuvre qu’il décortique. Super-star connue dans le monde entier depuis son plus jeune âge, Franco est aussi une figure équivoque, à l’égo tour à tour heurté et étincelant, capable de s’oublier quand il passe derrière la caméra, dans de grotesques nanars boursoufflés. Tantôt adulé, moqué, vénéré, tourné en ridicule, sa figure demeure rétive à l’analyse simpliste et fait de lui un alter-ego de strass et paillettes idéal.


FILM CATASTROPHE

Pour sincères que soient les rires qui accueillent les projections délirantes du monstre de Wiseau, ses amateurs ne pourront nier que dans l’amour voué aux grands films Z demeure une part de persiflage, un mépris pas toujours bon enfant. James Franco ne s’y vautre jamais, mais tente de faire sien dans un premier temps ce regard si particulier, raille autant qu’il questionne. Wiseau est-il un démon raté, une bonne fée maladroite, un fantasme d'hubris mal placé, la victime d'un système qui va jusqu'à le recycler aujourd'hui pour le transformer en billets verts ? Tout cela à la fois.

Puis, progressivement, grâce à d’excellents dialogues et un casting au diapason du projet, le cinéaste crée l’empathie et le mystère. À coup de regards incompréhensibles, d’éclats de rire cryptiques, de décision démente, il fait quasiment basculer Wiseau sur le terrain du mythe, du fantastique, offrant à ce génie du mauvais cinéma une énergie qui abat simultanément les défenses de ses proches et du public.



Peu importe finalement que le film, qui se tient techniquement, manque souvent de proposition de mise en scène ou de créativité en matière de découpage, tandis que son scénario se déroule de manière relativement attendue. Son réalisateur s’y plonge totalement, dresse un portrait énigmatique, dont il avoue bien volontiers ne pas lui-même posséder la clef. Un positionnement équivoque qui fait aussi la richesse de The Disaster Artist, lui confère une nature changeante, inclassable et par endroit fascinante.


EN BREF

Attendu dans sa narration et son déroulement, The Disaster Artist convainc grâce à l'engagement total de Franco aux côtés de son double déviant, et de la foi aveugle qu'il profère dans le 7e Art.

08 mars 2018

Ouaga Girls - Theresa Traoré Dahlberg


Alors que Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, a malheureusement fait l'actualité il y a quelques jours suite à la double attaque terroriste dont elle a été victime, Ouaga Girls arrive à point nommé pour nous montrer un autre visage du pays. Plus souriant, certes, mais tout aussi important.

S'il n"est pas étonnant qu'un film comme Ouaga Girls sorte chez nous un 7 mars, veille de la journée de la femme, une certaine logique cosmique met donc le film de Theresa Traoré Dahlberg au centre d'une double actualité. Alors que la ville de Ouagadougou panse encore ses blessures suite à la double attaque de vendredi dernier, l'histoire que nous raconte ce documentaire pourrait à priori paraître assez insignifiante en comparaison. Ce qui est évidemment une énorme erreur de jugement.

Pourtant, Ouaga Girls part d'un principe plutôt simple : la réalisatrice suit en effet plusieurs jeunes femmes durant leur formation pour apprendre à devenir mécaniciennes. Un choix de carrière guidé par la nécessité et la réalité économique, généralement réservé aux hommes, qui les marginalise d'emblée tout autant qu'il les plonge au coeur-même de la société. On pourrait craindre un portrait féministe engagé comme on sent en fleurir beaucoup ces derniers temps (notamment depuis l'apparition de #metoo) mais pourtant, il n'en est rien.


LE TOUR D'ECROU

Bien sûr, il est question de la femme dans Ouaga Girls, c'est même le coeur du sujet dans son premier niveau de lecture. Et la réalisatrice nous présent quelques portraits saisissants de la jeunesse féminine Burkinabé entre une jeune femme qui veut être chanteuse, une autre qui veut un enfant, et encore une, un peu au milieu, qui se pose des questions sur son parcours à venir. Un questionnement qui n'est pas si différent des nôtres évidemment puisque, si le cadre change d'un pays à l'autre, les envies humaines restent les mêmes. 

Quelle est la place de la femme actuellement dans une société aux fondements patriarcaux ? Qu'est-ce qui définit un métier d'homme et un métier de femme ? La société est-elle suffisamment prête pour ce mélange des genres qui bouscule les habitudes et les traditions ? Et que fait-on des rêves profondément enfouis, sacrifices annoncés sur l'autel d'un avenir au sein d'une société en constant mouvement ?


Dans l'histoire, très touchante, qu'il nous raconte, Ouaga Girls nous montre tout cela, à travers ces femmes courageuses, prises en tenailles entre leurs envies et une réalité économique et politique implacable qui semble décider pour elles, un système sociétal qui les montre parfois du doigt tout autant qu'il les encourage à s'affranchir des limites qu'il a lui-même imposé, pour le bien général. Et de ce strict point de vue, Ouaga Girls est déjà un très bon film à ne pas rater. Mais c'est lorsque l'on fait attention aux détails, qu'il nous révèle son vrai visage.

LE REGARD VERS DEMAIN

Si nous suivons bien ces femmes dans leur formation de mécaniciennes ainsi que les difficultés qu'elles rencontrent, Ouaga Girls s'attache tout autant à nous présenter le Burkina Faso dans sa volonté de rompre avec son passé et de prendre son destin en main. Le film se déroule à la veille d'élections capitales, qualifiées de renouveau et d'ouverture au monde. Une volonté de donner au pays les moyens de décider de son avenir, dans un système démocratique et capitaliste, qui aura énormément de conséquences sur nos héroïnes.

La subtilité avec laquelle Theresa Traoré Dahlberg amène ce sous-texte force le respect puisqu'il n'est jamais imposé au spectateur mais se révèle à l'oeil attentif. Un panneau publicitaire au détour d'une route, un reportage télé en fond sonore ou une émission de radio durant une mise en pli, le film ne quitte jamais ses personnages au profit de la grande histoire en devenir, comme pour nous rappeler que cette histoire, justement, ne se construira jamais sans les humains que l'on nous montre. Et l'effet est passionnant tout autant que perturbant puisqu'il nous amène à une certaine ambiguïté très intéressante.


Ouaga Girls nous pose ainsi la question de l'individu face à la communauté et même les représentants de l'autorité dépeints dans le film (les professeurs, les patrons, la psychologue) oscillent constamment entre deux pôles : le Burkina Faso doit évoluer, changer, devenir un acteur économique de premier ordre et, pour ce faire, il doit être prêt à tous les sacrifices mais il suffit d'une naissance ou d'un décès pour briser ce discours propagandiste libéral, pour retrouver les personnes dans leur authenticité, comme pour montrer que l'objectif économique devra toujours composer avec la réalité humaine

A travers ces femmes, c'est donc le Burkina Faso actuel qui se présente à nos yeux, dans tous ses enjeux, sa richesse culturelle et les sacrifices qu'il impose pour évoluer. Et c'est magnifique. Parce qu'au fond, le film ne parle que de nous, en tant qu'Humanité, de la direction que l'on prend et des moyens que nous sommes prêts à employer pour y parvenir.Bref, ces Ouaga Girls forcent le respect et le film est absolument à découvrir.

EN BREF

Riche, sensible, humain et passionnant, Ouaga Girls est définitivement un film à voir, au-delà de la question de la femme dans la société africaine d'aujourd'hui. Theresa Traoré Dahlberg réalise un film qui parlera à tout le monde, d'une grande subtilité, avec intelligence et sans s'éparpiller et nous prouve qu'au fond de nous, nous sommes tous un peu ces femmes destinées à devenir mécaniciennes. Très fort.

03 mars 2018

The Room - Tommy Wiseau


Waouh. Mais qu'espérait donc Tommy Wiseau en se montrant en gros plan sur l’affiche avec ce regard torve et ce demi-sourire, représentation saisissante du psychopathe rural ? Faire fuir les spectateurs potentiels ? En voyant ça, on s'attend à un thriller ou à une étude de moeurs sur la vie d'un éthylique schizophrène plutôt qu’à un film sentimental. Donc, il faut se rendre à l'évidence : Tommy se trouve très beau et pense qu'en voyant son regard profond de poète écorché vif (à mi-chemin entre ceux de Jean-Paul Sartre et de Droopy), les femmes en liesse vont venir se rouler à ses pieds. Sacré lui !


« The Room » est sans conteste le plus mauvais film de l’histoire de cinéma. A faire passer Ed Wood pour du Kubrick. Laid, mal joué, incohérent, le film est un tel WTF cinématographique que l’on se demande comment le projet a pu voir le jour. Evidemment, avec un tel degré de nuisance cinéphilique, le long est rapidement passé de navet irregardable à pur bijou de jouissance nanardesque. Le responsable répond au doux nom de Tommy Wiseau, vagabond mythomane dont le passé obscur a donné lieu à toutes sortes de légendes autour du mystérieux et déroutant personnage.


Présenté comme le Citizen Kane des mauvais films, il est au cinéma ce que Jul est la musique : une aberration sans queue ni tête. Dix ans après le film, Greg Sestero, qui jouait son rival en amour dans le film, sort un ouvrage intitulé The Disaster Artist, décrivant les conditions de tournage ainsi que les éléments biographiques de Wiseau.

Greg Sestero et son chef d'oeuvre.

C’est donc à ce morceau que s’est attaqué ce bon vieux James Franco, qui, à l’image de son illustre modèle, s’est emparé de la casquette du réalisateur mais aussi de Tommy Wiseau lui-même, pour mettre en boîte l'adaptation "méta" du bouquin de Sestero. Pour l’accompagner, on a droit à la crème d’Hollywood : Dave Franco dans la peau de Greeg Sestero, Seth Rogen dans la peau du script, Zac Efron, Jacki Weaver, Sharon Stone, Mélanie Griffith, bref que du monde pour rendre hommage au plus grand mauvais cinéaste de l’histoire.

En attendant la review du film de James Franco (date de sortie fixée au 07 mars prochain), je vous propose une petite visite de l'oeuvre matricielle. Let's go :


Le mélodrame nanar est un genre quelque peu périlleux. Si actioners bourrins et comédies mongoloïdes sont des valeurs relativement sûres quant à ce que le nanardeur espère y trouver, les films « sentimentaux » s’avèrent nettement plus risqués, une dose de folie particulièrement déviante étant nécessaire pour ne pas sombrer dans une ennuyeuse guimauve. Le moment où le mélo dérape dans la folie pure et simple est souvent si imperceptible que la vision d’un nanar relevant de cette catégorie n’est pas toujours désopilante pour tout le monde ; beaucoup de spectateurs ont tendance à regarder les mauvais films d’amour d’un œil peu concerné. C’est pourtant dans ce genre difficile que s’illustre avec éclat « The Room », œuvre magistralement mégalomane d’un auteur ivre de sa propre personne.

Ce film-culte aussi inattendu que déconcertant se pose en effet en véritable renouvellement de la grammaire cinématographique, laquelle est maniée avec une telle incompétence que le récit finit par en acquérir une dimension inédite. « The Room » se regarde avec la même fascination qu’un roman pornographique écrit par un débile léger, ou un jerk réalisé par un épileptique. 

BOOOOOOOOOOBS !!!

« The Room », c’est d’abord le travail d’un homme, réalisateur, producteur, scénariste, acteur principal (il aurait même joué tous les rôles s’il avait pu) : le mystérieux Tommy Wiseau, dont la seule prestation de comédien eût suffi à faire de son film une œuvre anthologique. Nous sommes bel et bien en présence d’un film d’auteur, dont le créateur est à la fois le centre, le pilier, le cerveau, le moteur et l’ornement. Disposant apparemment d’importantes ressources, Tommy Wiseau a financé en grande partie de sa poche « The Room » dont le tournage, étalé paraît-il sur plus de sept mois du fait de difficultés productives sur lesquelles nous reviendrons, a coûté 6 millions de dollars, soit un budget affolant pour un film indépendant réalisé avec des acteurs inconnus. Voilà qui laissait rêveur sur les conditions de réalisation de cette œuvre, mais ne nous préparait pas à recevoir en pleine face un produit fini totalement mystifiant.





Il fait TOUT, il n’est bon à RIEN !

Le scénario de « The Room » ressemble, malgré un titre bergmanien, à celui d’un mauvais roman-photo, dont les auteurs ne se seraient pas foulés : Johnny (Tommy Wiseau), un sympathique cadre de banque, vit avec sa fiancée Lisa (Juliette Danielle), qu’il envisage d’épouser. Mais Lisa est fatiguée de Johnny et se met à le tromper avec son meilleur ami Mark (Greg Sestero). S’ensuivent une série de conversations avec les différents amis du couple, jusqu’à la résolution dramatique de l’intrigue. 

Johnny
Cette salope de Lisa. 

Mark, sorte de mannequin pour magasin d’habillement.

Ce point de départ pourrait donner un scénario comme un autre, mais il n’est absolument pas développé, Tommy Wiseau estimant apparemment qu’un pitch aussi original pouvait se passer de recherche sur les personnages, les dialogues et les situations. « The Room » fait donc littéralement du surplace, les protagonistes donnant l’impression de radoter d’une conversation à une autre. Le scénario semble de surcroît rédigé comme une très mauvaise pièce de théâtre : les personnages passent leur temps à aller et venir, se succédant dans le salon de Johnny et Lisa (sans doute la « pièce » du titre, puisqu’il s’agit du décor le plus utilisé) comme si la porte était ouverte en permanence à tous les vents. 


Chauds pour une partie de Football-Costard ?

Embouteillage chez Johnny et Lisa.

L’une des rares répliques sensées du film.

Mike et Michelle qui batifolent : #balancetesporcs

Deux copains du couple se mettent même à faire crac-crac sur le canapé du salon, alors même qu’ils ne servent à rien dans l’histoire et qu’on se passerait bien d’en savoir plus sur leur vie sexuelle. C’est exactement le même principe qu’un mauvais vaudeville, où les personnages entreraient en scène de manière gratuite et non justifiée. Tout le monde passe littéralement son temps à arriver comme un cheveu sur la soupe et à ouvrir la porte en disant « Oh, hi ! » (ou « Oh, hey ! » selon l’humeur du dialoguiste), ce qui finit par constituer un véritable leitmotiv : un fan cinglé du film a même réalisé un vidéo-clip avec tous les « Oh, hi ! » du film. Les « Oh, hey, Johnny ! », « Oh, hi, Lisa ! » rongent vraiment la tête au bout d'un moment, d'autant qu'il y en a jusqu'à trois ou quatre par scène.




Le personnage le plus affolant est sans doute celui du jeune Denny : non seulement il bat, du fait de sa présence à l’écran, le record du nombre d’entrées en scène incongrues, mais il faut attendre une bonne demi-heure pour apprendre que cet adolescent est une sorte de fils adoptif, mais pas vraiment, tout en l’étant un peu, de Johnny. Ce qui lui permet de s’incruster en permanence chez Johnny et Lisa, et même de demander à tenir la chandelle quand ils font l’amour. Il se fait bien sûr gentiment éconduire : la scène, censée être plus ou moins humoristique, apparaît comme profondément malsaine, le spectateur ne sachant alors pas qui est Denny ni d’où il sort. A se demander si le couple n’a pas pour habitude de faire participer de temps à autres à ses ébats ce jeune pervers de 17 ans.

Chacun sa passion, hein. 



Gneuuuuuuuuuh !

Denny mis à part, les personnages secondaires brillent tous par leur inconsistance, et passent leur temps à apparaître et disparaître sans justification. Le meilleur ami du couple est d’abord un djeunz nommé Mike (celui qui fornique sur le canapé), qui disparaît ensuite pour être remplacé par un certain Peter, psychologue à lunettes, qui apparaît brusquement dans le récit pour disparaître à son tour comme il était venu. Survient plus tard un nouveau copain qui, non content d’être joué par un acteur exécrable qui reste en permanence les bras ballants, n’a même pas de nom (le générique semble indiquer qu’il s’appelle Steve, mais on n’en est pas sûr). Le personnage a sans doute été introduit parce que les acteurs interprétant « Mike » ou « Peter » n’étaient plus disponibles ou avaient jeté l'éponge.

Peter, le nouveau meilleur pote de Johnny. 


Lors d’une mystérieuse partie de football américain en smoking, il fait une chute et ne réapparaît plus ensuite : il est sans doute mort d’une fracture du costard.


L’insipidité des personnages est cependant rendue surréaliste par un dialogue à la fois ultra-démonstratif et totalement déconstruit : les répliques passent du coq à l’âne de manière déconcertante. La mère de Lisa lui annonce au détour d’une phrase qu’elle a le cancer du sein ; il n’en est ensuite plus question. Johnny parle boulot avec Mark, avant de lui demander sans transition aucune des nouvelles de sa vie sexuelle. Dans certaines scènes, les répliques, bien qu’inconsistantes, donnent l’impression d’être prononcées dans le désordre par les comédiens, aboutissant à des dialogues à la fois insignifiants et sans queue ni tête ; c’est une véritable overdose de néant.






Grâce à cette belle invention que sont les sous-titres "spécial malentendants", vous voyez que je ne vous ment pas.


Steve aka le Mark Ruffalo Lidl : Mark Ruffalox

Mark et Lisa, surpris par Steve, l'homme venu de nulle part.

Mais tout cela ne serait rien sans la pierre angulaire du film, à savoir Tommy Wiseau lui-même dans le rôle de Johnny. A l’heure où ces lignes sont écrites, un certain mystère plane encore autour de Wiseau, de son âge réel (il est officiellement né en 1968 mais paraît nettement plus vieux, ce qui ne veut rien dire), de sa nationalité (on le dit belge ou autrichien) et surtout des ressources exactes qui lui ont permis de réaliser ce film. Tommy Wiseau est-il un riche héritier amateur de cinéma, a-t-il gagné au Super-Loto, a-t-il tourné un film pour blanchir l’argent sale de la Mafia ? Nul n’en sait rien. On serait davantage tentés de croire à une authentique démarche d’auteur, « The Room » étant paraît-il adapté d’une pièce et d’un roman homonymes, tous deux écrits par le même Wiseau. Toujours est-il que la prestation de l’acteur-réalisateur, dans le rôle principal, permet au film de friser véritablement le génie. Nanti d’un physique à mi-chemin entre le hard-rockeur sur le retour et l’acteur de porno détruit par l’abus de stéroïdes, Tommy a tout simplement une gueule d’anthologie, qu’un habitué de Nanarland a décrit comme un quadruple lookalike entre Harvey Keitel, Hugh Jackman, Michael Jackson et Mick Hucknall, le chanteur de Simply Red (ce à quoi j’ajouterai pour ma part Richard Bohringer et Angus Young d’AC/DC). Le Tom-Tom semble pourtant se voir comme un charmant jeune premier, ou au minimum comme un monsieur-tout-le-monde, tout à fait crédible dans le rôle d’un cadre financier.








A cela, il convient d’ajouter que le Monsieur donne tout son sens à l’expression « jouer comme une savate ». Rendu à moitié inintelligible par un accent indéfinissable mais à couper au couteau, Tommy Wiseau mâchonne toutes ses répliques avec une étonnante absence de naturel, agrémentant son jeu de grimaces vaguement malsaines qui achèvent de le rendre terrifiant. Notre héros semble cependant se croire très beau, et nous gratifie d’une scène d’amour qui ressert deux fois (2 !) dans le film et permet d’admirer à la fois ses fessiers en acier trempé et son curieux grain de peau, qui lui donne un air bizarrement décrépit malgré sa musculature. Pour ne rien gâter, il nous inflige régulièrement un petit rire hennissant, proche du hin, hin, hin de Christophe Lambert, mais en pire. Le narcissisme évident du film est encore souligné par les dialogues, qui nous assènent en permanence combien Johnny est un mec bien, sympa, fidèle en amitié et en amour, accueillant, etc. On veut bien croire, d’ailleurs, qu’il est généreux, puisque la moitié de la ville semble avoir la permission d’aller et venir dans son salon.




Une scène d’amour qui bat des records de clichés de mise en scène.

Si les autres acteurs, du simple fait de la loi de la relativité, paraissent talentueux à côté de Tommy Wiseau, on ne peut pas dire que l’interprétation soit particulièrement brillante. Handicapés par des dialogues lourdingues au possible et écrits à la truelle, les comédiens récitent leur texte comme dans un soap-opéra de moyenne qualité. Dans le rôle de la méchante Lisa, Juliette Danielle (mignonne mais pas avantagée par la mise en scène) ne semble pas savoir si son personnage est une femme fatale ou une cruche pas possible. J’ajouterai au passage qu’elle contracte parfois les muscles de son cou d’une manière assez déconcertante, mais cela n’est qu’un détail. Sa meilleure scène est sans nul doute celle où elle commande une pizza, et retrouve d’un coup une diction naturelle, qui doit correspondre à sa voix de tous les jours.


Quant à son look Courtney Love, il n’est pas très réussi.

D’un point de vue purement technique, « The Room » est photographié de manière assez professionnelle. Des bizarreries viennent cependant parasiter l’esthétique : le film étant censé se dérouler à San Francisco, mais ayant été essentiellement tourné à Los Angeles, les scènes situées sur le toit de l’immeuble ont été filmées en studio, sur fond vert, le décor d’extérieur étant ensuite rajouté en post-production. Sur certains plans, la surimpression est particulièrement visible, donnant un aspect artificiel totalement déplacé dans un film réaliste : par moments, on se croirait presque dans « Yéti, le Géant d’un Autre Monde ». 





Ajoutons à cela un propos des plus obscurs : que veut dire Tommy Wiseau ? Que les femmes sont toutes des salopes ? Que lui est vraiment un chic type ? Veut-il régler ses comptes avec une ex ? L’écriture du film, aussi linéaire que ses bizarreries sont nombreuses, n’apporte aucune réponse au malheureux qui voudrait y trouver une quelconque consistance. L'une des raisons de la fascination exercée par le film est paradoxalement la platitude absolue de son histoire, qui serait horriblement ennuyeuse d'inintérêt si tout n'était pas aussi biscornu et mal foutu.

Ton film aussi, mec.

Le tournage du film, selon les rumeurs existantes, aurait été émaillé de multiples problèmes, dûs notamment à l’incompétence et/ou aux caprices de Tommy Wiseau : ne sachant pas s’il voulait tourner en 35mm ou en Haute Définition, notre homme résolut le dilemme en tournant avec deux caméras à la fois. Toujours en retard sur le plateau (l’équipe technique ne pouvait rien faire en l'attendant car il emmenait la caméra HD chez lui), Wiseau se serait souvent montré incapable de réaliser les scènes où il devait jouer (70% du film), car son travail d’acteur lui demandait trop de concentration. En désespoir de cause, différents assistants en seraient arrivés à prendre la mise en scène en main. Ce qui devait être un tournage de trois semaines se serait prolongé durant des mois (selon une rumeur, il existerait une centaine d'heures de rushes), avec jusqu’à quatre équipes techniques successives, dont tous les membres laissaient tomber à un moment ou un autre. Sur toute la durée du tournage, le film aurait employé jusqu’à 400 personnes, devenant une véritable légende dans le petit milieu des techniciens du cinéma de L.A.



Des plans touristiques du Golden Gate, qui resservent au moins deux fois (dans un sens, puis dans l’autre, sur toute la longueur).



Le vrai phénomène « The Room » tient pourtant à sa distribution ; dès 2003, sur le périphérique de Los Angeles, une mystérieuse affiche attirait l’œil des automobilistes : Tommy Wiseau, l’air déjeté, fixait de son regard glauque l’humanité souffrante. Aucune indication sur le film. Une sorte de légende urbaine naissait autour de cette oeuvre, alors vendue comme un drame à la passion digne de Tennessee Williams. L’hilarité générale du public aux projections de « The Room » conduisit le film, une fois sa première exploitation rapidement achevée, à être à nouveau proposé comme une « comédie noire », Wiseau essayant de faire croire que l’humour involontaire du film était en fait volontaire. Ce dont beaucoup – y compris l’auteur de ces lignes – se permettent de douter très fortement ; ou alors, il faudrait admettre que Tommy Wiseau est un génie, qui a inventé à lui seul une nouvelle forme d’humour méta-post-moderne. « The Room » fut ensuite régulièrement projeté à minuit dans des cinémas des grandes agglomérations américaines (essentiellement Los Angeles), sous les hurlements du public, à la manière d’un « Rocky Horror Picture Show ». Pas plus bête qu’un autre, Tommy Wiseau assista de bonne grâce à certaines projections, qui lui permettaient notamment de vendre des t-shirts et des DVDs. 



L'affiche du film sur un panneau resté en place à Los Angeles de 2003 à 2008, ce qui lui avait valu de devenir un élément de folklore. Encore une fois, nul ne sait comment Tommy Wiseau a pu se payer ce panneau aussi longtemps.


Véritable aberration, enchaînant des énormités pour aboutir sur du vide, « The Room », rare exemple de nanar estampillé « cinéma indépendant américain » est une sorte d’apothéose de non-narration, qui, sous des apparences professionnelles, déconstruit la grammaire cinématographique, jusqu’à mériter d’être montré dans des écoles de cinéma comme catalogue des erreurs à ne pas commettre quand on tourne un film. Le véritable miracle, en tenant compte des rumeurs sur le tournage, est encore de voir ce film achevé, avec un début, un milieu et une fin, tel un triomphe du caprice de Tommy Wiseau. Ce qui n’apparaît au spectateur distrait que comme un mauvais mélodrame de plus constitue, pour le cinéphile attentif, une monstruosité biscornue digne d’être vue, revue et analysée, pour la plus grande édification du public amateur de nanars. A voir au moins une fois pour le croire. Quant à Tommy Wiseau, il a enchaîné sur un documentaire consacré aux SDF californiens, puis, apparemment convaincu par le succès de « The Room » qu'il avait un vrai talent d'humoriste, sur une sitcom que les premières images nous annoncent comme apocalyptique. On s'en réjouit d'avance.