28 décembre 2016

Star Wars : Rogue One - Gareth Edwards


Premier spin-off produit par Disney, marqué par une production tourmentée (reshoots, départs, rumeurs, etc…), Rogue One a la difficile mission de convaincre le public que la saga Star Wars peut survivre à l’industrialisation sérialisée déjà expérimentée par Disney avec Marvel.

Star Wars : Rogue One nous propose donc d’explorer les évènements évoqués dans l’introduction de l’Episode IV, à savoir la récupération par l’Alliance Rebelle des plans de l’Etoile de la Mort. De ce postulat découle deux éléments qui façonnent cet épisode. Premièrement, nous évoluons dans un monde dénué de Jedi (tous massacrés par Vador et l’Empire à l’exception de Ben Kenobi) et où la Force n’est donc plus le fortifiant dramatique et spectaculaire qu’elle fut dans toute la saga. Deuxièmement, c’est l’occasion d’en apprendre plus sur la Résistance, jusqu’ici plutôt survolée au cinéma.


BON PIED BON BLASTER

Gareth Edwards est bien conscient que pour donner vie à Rogue One, il doit absolument traiter et incarner ces deux idées, quitte à révolutionner la grammaire de Star Wars. Oubliez la mise en scène ample de Lucas et la copie appliquée d’Abrams. Le monde qui se déploie ici est en guerre et la frontière entre le bien et le mal y est particulièrement floue, comme en témoigne la caractérisation de tous les personnages, définis par leur rapport (ambigu) à la violence. La première conséquence de ce changement de paradigme est une caméra, portée le plus souvent à l’épaule, qui colle aux personnages, épouse leurs soubresauts et la moindre inflexion de leurs corps.

Rogue One plonge fréquemment dans la mêlée, avec un souci de lisibilité, une quantité de jeux d’échelle et surtout un art de la transition qui confine parfois à la pure fulgurance, lorsque découpage, pyrotechnie et montage se combinent à la perfection. On pouvait craindre qu’une orientation « sombre » dénature l’ADN et les enjeux traditionnels de la série. Au contraire, Edwards fait justement du bien et du mal la question centrale de son œuvre.


Le spectateur se retrouve ainsi écartelé. D'un côté, une rébellion dévoyée, tant le désespoir la pousse à une violence brute et contre-productive. De l'autre, un Empire, certes cruel et violent, mais capable d’apparaître comme une alternative au chaos, voire un promontoire social. L’enjeu pour la troupe emmenée par Felicity Jones ne sera donc pas tant de remporter une victoire décisive, mais de donner forme à la Résistance, à la faveur d’un acte aussi désespéré que symbolique. Puisqu’il n’est pas question ici de la dynastie Skywalker, ou d’enjeux planétaires déguisés en conflits générationnels, Rogue One se paie le luxe d’incarner enfin le titre emblématique de la saga : c’est bien d’une guerre menée dans les étoiles qu’il est question.

JE SUIS TON PREQUEL 

Puisque la partie se joue sans sabres laser, pouvoirs surnaturels ou deus ex machina télékinésiques, non seulement la dramaturgie se voit renforcée, mais pour la première fois, chaque combat, chaque affrontement est doté d’un enjeu véritable. La caméra le sait et nous plonge donc viscéralement aux côtés de nos héros, avec une absence bienvenue de distance et de second degré.


C’est que la charge épique de Rogue One ne laisse guère de place pour la rigolade – exception faite d'une poignée de répliques du droïde K-2SO – tant le programme est chargé. C’est simple, le métrage est de loin le plus spectaculaire Star Wars jamais vu au cinéma. Dog fights, fusillades, embuscades, affrontements stellaires… Le film contient quasiment autant de morceaux de bravoure que l’intégralité de la première trilogie.

Ce déluge guerrier n’intervient véritablement que dans la seconde partie du métrage. Dans la première, où les transformations apportées par les reshoot, parfois très fonctionnelles et mécaniques, sont les plus voyantes, le film prend son temps et s’échine à construire un récit à plusieurs voix de la manière la plus appliquée qui soit.


POUSSIÈRE D'ETOILE

Mais Rogue One n’est pas simplement une aventure parallèle dopée à La Chute du Faucon Noir et flanquée de références à Apocalypse Now. Sur le papier, ce récit qui se focalise sur la petite histoire et s’interdit le recours à la Force s’impose comme le Star Wars le plus tragique, et ce de très loin. Si les dialogues prennent parfois un peu trop de place, ils recèlent quelques pépites magnétiques (« There’s a problem with the horizon, there’s no horizon »), telle que la saga n’en n’avait pas offertes depuis Un Nouvel Espoir.

Jusque dans sa dimension poétique, le film nous réconcilie avec la saga, le surnom donné à un personnage (Stardust), d’apparence lourdement naïf, s’avérant d’une portée mélancolique sublime dans les derniers instants de ce périple.


GRAND BLESSÉ

Ce premier spinoff commandé par Disney n’est pas pour autant exempt de menus défauts. On ignore encore quelle quantité du film a été retournée et dans quelles conditions, mais on sent ici et là une volonté de rendre la mécanique plus apparente, plus simple, au détriment d’un matériau humain plus brut, mais sans doute trop abrasif pour le studio. Si le personnage de Forest Whitaker, sorte de mélange entre Vador et le colonel Kurtz, impressionne la rétine, on voit bien comment le studio a (depuis le premier teaser dévoilé il y huit mois) aplani le personnage. Il en va ainsi de plusieurs scènes, qu’on sent étonnamment désincarnées ou inutilement bavardes. Par exemple, il faudra enchaîner pas moins de trois monologues dignes d’Independence Day avant que le film n’embarque sur son troisième acte furibard.

Ces coups de mous, bien moins fréquents que dans Le Réveil de la Force et autrement moins absurdes, demeurent une des rares scories du Star Wars le plus intense que nous ayons vu depuis une époque lointaine, très lointaine.


EN BREF

Rogue One s'impose comme l'opus le plus spectaculaire de la saga, mais également le seul à égaler L'Empire contre-attaque en termes de dramaturgie.

22 décembre 2016

Sicario - Denis Villeneuve



Il est entré sur la scène internationale avec Incendies. A emporté les esprits avec Prisoners. Les a retourné avec Enemy. Voué à chiffonner les fans avec Blade Runner 2, qui suivra son film de science-fiction Story of Your Life avec Amy Adams, le très actif Denis Villeneuve pourra convaincre une bonne fois pour toutes l'assemblée avec Sicario, un thriller sous très haute tension sur les cartels, présenté en compétition à Cannes, avec Emily Blunt, Benicio Del Toro et Josh Brolin.

NO COUNTRY FOR TRAFFIC

Une évidence : les films de Denis Villeneuve respirent le cinéma. Sicario, son septième film et son troisième en anglais, n'aura besoin que de quelques minutes pour attraper à la gorge le spectateur, happé dans un voyage au bout l'enfer et entraîné dans une spirale sanglante, qui explose sous un soleil de plomb pour mieux mettre en valeur sa brutalité saisissante.

L'argument ordinaire de l'intrigue (le parcours initiatique d'une flic intègre, entraînée malgré elle dans une histoire qui exposera le visage monstrueux de la réalité, jusqu'à une conclusion inévitable) signale d'emblée que Sicario est un film d'abstraction. La complexité apparente de l'intrigue, qui s'étend bien au-delà de l'héroïne et des spectateurs, compte moins que la nécessité immédiate de saisir les enjeux et trouver une issue quelconque à chaque situation, d'où un sentiment d'urgence saisissant.

Josh Brolin

Le scénario ne s'attarde pas sur le passé ou les motivations des personnages, ne s'embarrasse d'aucune psychologie de cinéma, et n'offre aucune réelle fenêtre intime aux héros, simples outils d'une intrigue et d'un système tentaculaires. La mécanique de l'histoire compte moins que sa puissance en sourdine, illustrée à merveille par la musique elle aussi abstraite de Johan Johannsson, qui tambourine sur les nerfs comme une symphonie sauvage. Pour le film, les personnages et donc le spectateur, le sens repose ainsi sur une série de séquences choc (une fusillade à la frontière, d'une simplicité et d'une efficacité fabuleuses). On navigue à vue, les boyaux serrés par la sensation électrisante que le pire est à venir et l'issue, forcément fatale.

Denis Villeneuve et Benicio Del Toro

DRUG RUNNER

Derrière une carcasse propre de film hollywoodien, Sicario est un véritable travail d'orfèvrerie, fruit d'une collaboration idéale entre Denis Villeneuve et le scénariste Taylor Sheridan, acteur vu notamment dans la série Sons of Anarchy qui signe ici son premier scénario (le prochain, Comancheria, un thriller avec Chris Pine par le réalisateur de Perfect Sense et Les Poings contre les murs, est en tournage).

Opaque sans être illisible, dense mais réduit au strict nécessaire, le scénario est d'une pureté saisissante, à l'image de la mise en scène. Chaque plan s'impose par sa stature et sa sobre force ; chaque ligne de dialogue s'incarne à l'écran dans un océan de silences et sous-entendus ; chaque acteur livre une partition brillante d'une précision magnifique - Benicio Del Toro, d'une évidence totale, mais surtout Emily Blunt, qui porte le film sur ses épaules avec une intensité fascinante.

Emily Blunt et Daniel Kaluuya

Si l'expérience fait inévitablement écho à No Country For Old Men (lui aussi éclairé par Roger Deakins) et Traffic de Steven Soderbergh, qui valu d'ailleurs un Oscar du meilleur second rôle à Del Toro, la matière de Sicario rappelle la saison 2 controversée de True Detective dans son aptitude à dessiner un cauchemar insoluble à mi-chemin entre les territoires urbains et les étendues désertiques.

Car peu à peu, le film de Villeneuve glisse vers le film d'horreur, quasi surnaturel dans une dernière partie tétanisante où la nuit se referme sur les personnages et transforme la matière même de l'image pour en faire des créatures irréelles. La sensation de cauchemar éveillé vient aussi de cette caméra impassible, qui refuse de s'emballer même dans les scènes d'action. Les perles de sueurs coulent sur le front des personnages à l'écran, le coeur du spectateur s'emballe de l'autre côté, mais celui du film reste stoïque. Sicario est un géant imperturbable, dont la force de frappe est douce et féroce à la fois.

Benicio Del Toro et son flingue

EN BREF

La destination de Sicario compte moins que le voyage. Et quel voyage : d'une précision et d'une brutalité saisissantes, Denis Vileneuve aggripe son héroïne et son spectateur pour les entraîner dans un cauchemar éveillé, d'une efficacité renversante.

10 décembre 2016

Chrono-Critik : Tucker & Dale Fightent le Mal - Eli Craig


Si on peut donner un conseil au spectateur qui s'apprête à voir Tucker & Dale fightent le mal(reconnaissons que Wild Bunch nous propose là un titre vraiment amusant !), c'est d'y aller l'esprit vierge de tout à priori, et de ne pas avoir vu la bande-annonce, qui révèle sans doute un peu trop sur l'essence des gags que vous découvrirez dans le film. En effet, il vaut probablement mieux ne pas trop en savoir sur les démêlés des fameux Tucker et Dale avant d'entrer dans la salle : sachez simplement qu'on est en présence d'une parodie de survival à la sauce méchamment slapstick, et que le film d'Eli Craig nous réserve quelques gags bien cartoonesques qui s'avèrent, pour certains, quasi-immédiatement anthologiques. 


Rythmé, plein de malice et extrêmement drôle, Tucker & Dale fightent le mal c'est un Delivrance à la sauce Chuck Jones, rappelant le meilleur des œuvres de jeunesse de Sam Raimi et des frères Coen. Bref, si vous aimez les gags rugueux et n'avez rien contre le fait d'aborder le genre à la manière d'un épisode de Bip-Bip et le coyote, foncez les yeux fermés (mais attention aux arbres, quand même).

04 décembre 2016

X-Files : Tooms, l'inoubliable tueur élastique


Dans la très longue liste des créatures rencontrées par Mulder et Scully en 10 saisons, chacun a sa préférence, son petit coup de coeur ou traumatisme d'enfance sur M6. Mais une chose est certaine : personne n'aura pu oublier Eugene Tooms, le tueur aux bras longs, star de deux épisodes de la première saison diffusée en 1993.

LES YEUX JAUNES DU TOOMS

X-Files a ainsi frappé fort dès son troisième épisode, intitulé Compressions (Squeeze). L'affaire commence avec une paire d'yeux jaunes dans une bouche d'égoût de Baltimore, fixés sur un homme d'affaires qui sera attrapé dans son bureau par une mystérieuse créature passée par la bouche d'aération.

Ces yeux appartiennent à Eugene Tooms, sorte de Mister Fantastic machiavélique qui hiberne pendant plusieurs décennies avant de se repaître de foies humains pour survivre. La bête a l'étrange capacité d'allonger ses membres pour atteindre discrètement ses victimes en passant par des ouvertures réduites. Autant dire que l'image est aussi perturbante qu'efficace, touchant aux peurs les plus intimes de chacun. Le regard doucement fou de Doug Hutchison, formidable dans le rôle de Tooms, et la musique délicieusement stridante, font le reste.


SANS ALIEN

Après deux premiers épisodes centrés sur des aliens et les conspirations, la Fox demande à voir une autre facette de l'univers, en accord avec Chris Carter qui a toujours envisagé la série de cette manière. La chose est adressée dans un dialogue où, répondant à Scully, Mulder s'exclame : "Non ! Je n'ai trouvé aucune preuve de la présence d'alien".

L'idée de Tooms a germé dans l'esprit dérangé de James Wong et Glen Morgan (producteurs exécutifs et scénaristes de six épisodes de la première saison) dans les bureaux de production, un soir. A la recherche d'une idée, le duo s'est arrêté sur une bouche d'aération dans la pièce : "Et si on travaillait tard ici et qu'un mec venait par là ?".

Egalement inspiré par Jack l'éventreur et le Night Stalker, un tueur en série des annes 80 qui entrait chez ses victimes par la fenêtre de la salle de bain, Wong et Morgan ont trouvé le premier Monster of the Week de la série. Chris Carter amènera l'idée du foie humain, marqué par une visite en France où il a découvert le foie gras. Ils décident aussi de mettre l'accent sur la hiérarchie des héros, et la pression exercée sur Mulder et Scully, afin d'étoffer les personnages.


DÉCOMPRESSION

Si Compressions est devenu l'un des épisodes les plus appréciés de X-Files, considéré par beaucoup de fans comme l'un des meilleurs, il a connu une production difficile voire chaotique. Le réalisateur Harry Longstreet (qui ne retravaillera plus sur la série) a ainsi été quasiment remplacé pour boucler le tournage, les scénaristes et producteurs étant insatisfaits des images tournées. Interrogé depuis, James Wong a raconté que le réalisateur ne respectait ni l'équipe créative, ni le scénario, ni même le genre. Morgan a lui aussi affirmé que Longstreet avait été un sérieux problème, au point de ne pas tourner toutes les scènes prévues.

Wong a fini par terminer le travail pour tourner des plans et scènes supplémentaires, afin de peaufiner l'épisode lors de longs reshoots. Malgré le très accueil à la diffusion, le duo de scénaristes restera marqué par l'expérience amère. Déçus de voir que l'épisode aurait pu et dû être mieux, ils expliquent qu'il a été sauvé en post-production, et que la réussite revient principalement à Doug Hutchison, interprète de Tooms.


IL EST DE RETOUR

La frustration de James Wong et Glen Morgan les poussera à écrire Le Retour de Tooms (Tooms), épisode 21 de la première saison. Là encore, l'idée est venue d'une chose anodine : le duo pose les yeux sur un escalator en réparations, et imagine un monstre vivant là. Cherchant une manière d'offrir de bons frissons au public dans la dernière ligne droite de la saison, Chris Charter et les scénaristes ont alors pensé à donner une suite à Tooms, qui avait été un succès côté audiences et fans.

Cette fois, c'est David Nutter qui est choisi. Il a réalisé plusieurs solides épisodes de la saison 1, comme le mémorable Projet Arctique (lui aussi scénarisé par Wong et Morgan), et deviendra par la suite un nom incontournable de la TV - avec même une parenthèse cinéma délicieuse, Comportements troublants en 1998 avec Katie Holmes et James Marsden.

L'intention est claire : offrir à Tooms un épisode à la hauteur, et rattraper quelques erreurs de Compressions. Le Retour de Tooms permet également à la série de rouvrir le dossier conspiration et présenter pour la première fois Skinner, l'un des personnages majeurs de la mythologie.


La réalité n'est cependant jamais loin puisque l'écriture sera directement influencée par l'épisode Quand vient la nuit (un autre grand moment de la série, avec ces affreuses lucioles), dont le tournage en extérieur a été très compliqué. James Wong et Glen Morgan écrivent donc Le Retour de Tooms avec la consigne officielle de se cantonner aux décors intérieurs. Sans oublier qu'arrivée au 21ème épisode sur les 24 de la saison, l'équipe est épuisée, alors même que le succès grandissant de la série les a placés sous les projecteurs. 

Le Retour de Tooms ne bénéficie plus de l'effet de surprise, mais reste redoutablement efficace. Il offre une conclusion digne à cet antagoniste inoubliable, et se paye notamment un final excellent sous le fameux escalator. Le personnage de Mulder, tiraillé entre sa soif de justice (la scène hallucinante du procès) et sa crainte de la hiérarchie ("Je sais qu'ils veulent fermer les X-Files"), gagne en outre en nuances.

Ainsi Eugene Tooms est entré dans la légende X-Files, notamment parce qu'il est l'un des rares monstres à avoir eu l'honneur d'une suite - en plus d'être mentionné à quelques reprises.