Avant I, Robot avec Will Smith, Prédictions avec Nicolas Cage et Gods of Egypt avec ses machins numériques des enfers, il y avait The Crow et Dark City, deux mémorables diamants noirs et vertigineux, qui ont marqué les années 90 et placé le réalisateur Alex Proyas parmi les grands espoirs de demain.
CROC NOIR
En 1994, The Crow marque les esprits. L'univers noir a placé le réalisateur parmi les noms à suivre. La mort accidentelle de Brandon Lee sur le tournage a forgé un mythe morbide autour du film. C'était la deuxième réalisation d'Alex Proyas après Spirits of the Air, Gremlins of the Clouds, une odyssée post-apocalyptique barrée et fauchée, très remarquée en 1989. Et le succès critique et public n'est pas passé inaperçu.
Alex Proyas est dans la situation idéale pour concrétiser un projet ambitieux un peu fou. Il décide donc de ressortir une idée développée avant The Crow, en 1990 : l'histoire d'un détective dans les années 40, qui se perd dans les méandres d'une enquête insoluble. Parce que les indices et preuves ne font pas sens, et qu'il s'approche d'un mystère qui va bien au-delà de son esprit cartésien, il dérive vers la folie. En somme, Dark City a commencé comme l'histoire de Frank Bumstead, l'inspecteur incarné par William Hurt dans le film. C'est par la suite que Proyas décidera de recentrer le récit sur Murdoch, un protagoniste plus fort d'un point de vue émotionnel.
Il signe le scénario avec Lem Dobbs et David S. Goyer, dont il a lu et aimé le script Blade avant qu'il ne devienne un film avec Wesley Snipes.
DARK FOLIE
Quelque part entre Metropolis de Fritz Lang et un épisode de La Quatrième Dimension, comme un mix tordu entre le film noir et la science-fiction dure, Dark City est un cauchemar abyssal d'une force encore spectaculaire, près de vingt ans après. Le découpage, d'une précision saisissante, impose d'emblée une vision sensationnelle. Le sens du cadrage, la photographie de Dariusz Wolski que Proyas retrouve après The Crow (il est depuis devenu un collaborateur privilégié de Ridley Scott) et la musique de entêtante de Trevor Jones libèrent en quelques minutes une véritable décharge de cinéma.
Le réveil du héros dans une salle de bain, sous une lumière vacillante, entre un cadavre et un poisson rouge, est un modèle du genre : un parfait démarrage de polar, à la fois classique et diablement excitant dans un décor et un contexte si étranges.
Alex Proyas mixe les références avec une passion et une générosité irrésistibles, composant un fabuleux et mémorable univers aux dimensions étourdissantes. Impossible de ne pas trembler lorsque la vérité est révélée, et que le voile se lève sur cette ville obscure. C'est d'autant plus beau et poétique qu'il illustre la position de démiurge du créateur, capable d'élever ou déplacer des montagnes (ou des immeubles) pour créer un monde au milieu du néant grâce à la force de son esprit.
Les immeubles qui se déplient comme d'effrayants monstres gonflables, les silhouettes longilignes des étranges hommes blancs, leurs cervelles qui cachent des entités venues d'ailleurs, ou même un banc près de l'eau sous un lampadaire : Alex Proyas charge chaque scène d'une somme d'images géniales et mémorables.
Il y a aussi un casting excellent : Rufus Sewell et son regard de créature sauvage, Jennifer Connelly en beauté fragile, William Hurt impeccable dans une partition carrée, et Richard O'Brien (que Proyas a casté après s'être inspiré de son personnage dans The Rocky Horror Picture Show). Mais surtout un Kiefer Sutherland méconnaissable et fantastique en arrière-plan, avec sa face balafrée, son allure de petit monstre boiteux et son souffle court. Une très belle idée de casting du cinéaste, qui envisageait d'abord un acteur plus vieux, type Ben Kingsley.
DOUBLE CUT
Dark City a eu un destin noir. Suite aux habituelles projections test et aux retours mitigés, les producteurs New Line Cinema (une filiale de Warner) et Mystery Clock Cinema ont obligé Alex Proyas à remonter le film. Avec une quinzaine de minutes en moins et une voix off bien explicative pour livrer des clés importantes d'emblée, le résultat était censé être plus grand public.
Erreur : il engrange environ 27,2 millions de dollars dans le monde, dont 14,3 aux Etats-Unis, alors qu'il en a coûté officiellement 27. Le succès phénoménal de Titanic, encore en tête même s'il est sorti plus d'un mois avant, n'aide pas.
En 2008, le réalisateur livre une director's cut de 111 minutes, contre 100 pour la version sortie en salles. Il enlève sans surprise la voix off d'introduction, où Kiefer Sutherland expose quasiment la situation, et rajoute de nombreux dialogues en rallongeant des scènes. L'étalonnage et des effets spéciaux ont également été modifiés.
Interrogé en 2016, Alex Proyas explique qu'au fil des années, il y a eu des discussions sur des possibles suites ou adaptations en série, sans que rien ne se concrétise. Alors que le remake de The Crow patine depuis des années, espérons donc que Dark City reste protégé dans son armure noire et cosmique de film culte.